Le cinéma de Bertrand Mandico divise de façon réjouissante, crée un débat parfois houleux au sein de la cinéphilie. Rares sont les tièdes à son endroit : les uns l’adorent sans vraie réserve, les autres le détestent sans vraie retenue. Pour ceux, minoritaires, qui sembleraient mitigés, l’adoration ou la détestation cohabitent d’une œuvre à l’autre, là encore sans véritable nuance. Qu’on aime ou qu’on abhorre, il faut reconnaître que le travail de Mandico permet une réelle implication spectatorielle face à un geste esthétique arpentant des territoires inconnus, inhabituels, reflétant de façon troublante certaines œuvres infuençant clairement le cinéma de ce réalisateur atypique mais au final parfaitement « à part ». Funambule marchant en équilibre précaire sur le fil du rasoir, toujours sur le point de chuter lourdement ou, au contraire, de ravir de façon sidérante par sa capacité à rester debout, artisan d’un art baroque et romantique reconnaissable au premier coup d’oeil, mêlant de façon étonnante une perception naïve des sentiments et du monde (perceptible dans des aphorismes d’une poésie artificielle pas toujours convaincante) et visions gore apocalyptiques faisant du même monde un cloaque chaotique, le cinéaste ne peut être saisi trop rapidement au risque d’un simplisme préjudiciable.

Chaos baroque (©UFO Distribution)

Conann, troisième long métrage de ce trublion, fascine profondément par le fait qu’il semble tout à la fois adouber l’esprit de prolifération qui règne dans le travail de son auteur et lui donner une forme de densité philosophique et politique alors même que l’on pouvait considérer ses œuvres précédentes comme esthétisantes, un peu creuses, donnant parfois l’impression d’un réalisateur créateur de belles images frappant l’oeil mais quelque peu vidées du moindre contenu dialectique. Le film s’émancipe de l’image d’Epinal que nous pouvons avoir de l’archétype que représente le personnage de Conan, incarné dans l’esprit de beaucoup par Arnold Schwarzenegger dans la fantasy kitsch réalisée par John Milius au début des années 80. Mandico préfère lier son film au comics d’origine créé par Robert E. Howard, plus abrupt et critique envers l’idée d’une civilisation qui contiendrait en son sein une forme de corruption criminelle consubstantielle. Cette noirceur et la brutalité qui l’accompagne régissent le long métrage, dont la narration est confiée au personnage de Rainer, homme à tête de chien (interprété par l’actrice-fétiche de Bertrand Mandico, Elina Löwensohn) traversant les espaces et le temps afin de documenter par le biais de son regard de photographe punk une barbarie protéiforme, toujours aussi active et létale d’une époque à une autre malgré l’évolution de ses modalités d’une temporalité à l’autre.

Conann, l’incarnation d’une idée (C. Théret) (©UFO Distribution)

Conann est une allégorie de cette barbarie. Pardon, reprenons : Conann est une demi-douzaine d’allégories de cette barbarie, chaque mort du personnage menant automatiquement à sa résurrection dans un récit ressemblant de ce point de vue à une sorte de suite de sketches soudés les uns aux autres par le truchement de l’immortel Rainer, laissant bien entendu poindre la vision d’une violence irréductible, invincible, triomphant nécessairement d’une humanité dont elle est le cancer, de tous temps ancrée en elle mais se développant de mal en pis au fil des strates temporelles qui se superposent dans la narration. Distribuer six comédiennes pour le même rôle (dans l’ordre : Claire Duburcq, Christa Théret, Sandra Parfait, Agata Buzek, Nathalie Richard et Françoise Brion) s’avère tout à la fois une idée forte mais finalement inévitable de la part de Mandico, désincarnant le personnage pour en acter la dimension allégorique ; Conann est une idée, une abstraction que le film peut développer de diverses manières, prenant ainsi les allures d’une sorte d’essai quasi-expérimental, poétique et romantique, sur l’état d’un monde boiteux, arborant à sa boutonnière la beauté toxique d’un Mal paradoxalement attirant.

La mort, la vengeance, la guerre, la torture alliées dans le paradigme de la brutalité à la mainmise du voyeurisme contemporain et à la puissance douloureuse de l’amour constituent le chapitrage d’une œuvre qui saute comme une puce d’un sujet, d’une interprète à l’autre pour, finalement, aboutir à un ultime mouvement qui ne fait que créer une unité dialectique et philosophique, assumant frontalement ce que toutes les séquences précédentes semblaient raconter implicitement : la barbarie n’est que dévoration. Dévoration des corps, des esprits, des identités, somme toute de l’idée même de civilisation, que la dernière partie de Conann, banquet macabre où l’humain sert longuement de nourriture à de sombres cannibales, où l’idée de barbarie avale de façon gloutonne ce qui lui est contraire, nous exprime d’une maière explicite et éprouvante. La séquence s’avère puissante par sa force repoussante, sa frontalité dans la représentation d’une horreur aussi artificielle que viscérale, organique, aussi brutalement esthétique que pleine de sens et d’intelligence.

Le regard comme barbarie : Rainer (E. Löwensohn) (©UFO Distribution)

Non encore complètement délesté des scories rebutant les contempteurs du cinéma de Bertrand Mandico, jalonné de considérations aphoriques parfois balourdes affaiblissant parfois son pouvoir fascinatoire, Conann se révèle cependant comme le meilleur long métrage de son auteur, faisant de son indéniable maîtrise graphique un véhicule menant à un regard sur le contemporain non dépourvu d’une certaine forme de profondeur et de robuste noblesse. L’art de Mandico sort peu à peu de sa chrysalide : ce qui ressemblait à une joliesse à la fois prometteuse et agaçante, à mi-chemin du génie et de l’escroquerie, se révèle aujourd’hui comme l’amorce d’un cinéma capable de dépasser ses propres enjeux baroques pour embrasser une réflexion sur la modernité et sur une corporéité capable ou non d’incarner l’abstraction de ses problématiques, passant résolument par le motif de la féminité. De ce point de vue, par son ampleur et par ce qu’il fait miroiter de la suite de la filmographie de son auteur, Conann ressemblerait presque à une oeuvre-charnière.

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A propos de Michaël Delavaud

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