Alors que Walden s’achève sur la lecture à plusieurs voix de Pan Tadeusz, poème épique et bucolique polonais sur la perte de la patrie, on ressort imprégné de mélancolie et de recueillement. Dans la Lituanie de 1989, peu avant la chute du mur de Berlin, Jana et Paulius perçoivent enfin une faille, celle qui va peut-être leur apporter la liberté de fuir, liberté dont ils rêvent avec toute l’intensité de leur jeunesse.
Walden, c’est d’abord le nom donné au lac lituanien gravé dans la mémoire de la protagoniste Jana, qui souhaite s’y rendre des années plus tard, alors qu’elle a émigré à l’Ouest. A l’image du Walden de Thoreau, Bojena Horackova tisse la toile narrative de son film en se fondant dans le décor naturel, au tempo lent des saisons. Walden se déploie comme un souffle, un vent qui porte en lui des histoires de vies inachevées. Les allers-retours entre le passé et le présent se fondent et se confondent, en créant une chronologie inédite. La narration abandonne alors toute structure temporelle pour épouser le rythme de la nature, le souffle du vent et les pulsations de la lumière. Ainsi, le ruissellement des gouttes de pluie sur les feuilles, le crissement des pas dans la forêt, les clapotis de l’eau du lac, suscitent un profond sentiment d’apaisement qui insuffle à Walden sa qualité éthérée, comme un mouvement délicat et sensible qui berce le spectateur. Le film donne à ressentir, et cherche peut-être davantage à faire sensation qu’impression. Car, au fond, on n’apprend pas vraiment à connaître les protagonistes, comme si Bojena Horackova souhaitait nous tenir à distance de ces derniers.
Les dialogues ponctuent le récit sans jamais laisser de trace, l’enjeu restant la volonté de Jana de revoir le lac Walden. Au gré du vent, de la pluie et des rayons de soleil, on entend, comme un écho, la voix de Jana qui exprime son souhait. Le film rend hommage au souvenir, à celui que l’on conserve précieusement en soi, celui dont l’on veut enfin se ressaisir après avoir éprouvé le sentiment d’avoir vécu. Revoir le lac, pour Jana, c’est peut-être contempler, comme dans un miroir, la vie qu’elle a laissé à Vilnius dans sa fuite vers l’Ouest. Et rendre un dernier hommage à la nature qui l’a portée, dire l’au revoir solennel qu’elle n’a jamais eu l’occasion d’exprimer. Si les personnages figurent de manière si éthérée, si Jana semble aussi ailleurs, le regard souvent vide, c’est sans doute pour signifier qu’il ne sont que de passage, et qu’ils, contrairement aux souvenirs et à la nature, disparaîtront à leur tour.
Une dualité entre le passé et le présent, et entre l’Est et l’Ouest composent la structure du récit de Walden. Paulius, le compagnon de Jana, pressent d’ailleurs qu’« Il n’y a pas d’avenir. Juste le présent. » En effet, l’avenir, on ne le voit pas en tant que tel. Il ne nous est donné à voir que le présent, et le passé qu’il recèle en lui. Une véritable coupure s’opère entre la volonté de fuir et la fuite accomplie, car, même une fois que l’on apprend que Jana s’est installée à l’Ouest depuis plusieurs années, son désir le plus ardent est de revoir son lac, le miroir de son passé. Par les plans-séquences qui glissent au rythme du temps et des saisons, le film demeure ancré dans une temporalité intangible : même la relation qui unit Jana et Paulius ne semble pas concilier les deux époques évoquées. Leurs scènes d’amour sont sans cesse interrompues, soit par un tiers, soit par la caméra elle-même, qui ne cherche pas à filmer l’aboutissement de leur union, mais plutôt à saisir les instants fugitifs de leur histoire. La relation d’amour entre les deux protagonistes semble être amenée sur le même plan que le lac, la végétation, la pluie et le vent : comme un fond sonore et pictural, qui n’a de cesse de se mouvoir, emportant le passé avec lui dans une brise, légère et imperceptible. La qualité de l’image porte en elle à ce titre une sensibilité que l’on pourrait qualifier d’impressionniste, tant les jeux et les reflets de lumière sont maîtrisés.
Lorsque Jana émet son désir de retrouver Walden, ses interlocuteurs ne la comprennent pas. Sa voix résonne, comme un écho dans la forêt, que seule sa propre histoire est à même de saisir. Et c’est d’ailleurs presque le même effet que produit l’image de Walden sur nous : la sensation d’une caresse, voire d’un effleurement, d’une résonance lointaine, mais peut-être trop lointaine encore pour nous imprégner vraiment. Un peu comme le lac, le miroitement de Walden est parfois trop trouble pour que l’on s’y reconnaisse tout à fait et pour que l’on soit saisi par l’image dans son entièreté. Bojena Horackova aurait pourtant presque pu nous promettre un Trois couleurs : vert ; mais elle nous laisse plutôt le ténu souvenir de ses plans poétiques.
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