L’outrance était un des moteurs du cinéma sud-coréen, celui qui faisait même sa singularité il y a vingt ans. Chez Bong Joon-ho, c’était une arme politique, un burlesque écolo-marxiste. L’outrance est devenue la forme privilégiée du cinéma de genre américain, influencé par la Corée du Sud elle-même – et une forme toute choisie pour mettre en scène l’esprit de la colonisation. Mais l’écolo-marxisme se dilue mal dans le soda.

https://fr.web.img6.acsta.net/r_1920_1080/img/d7/5d/d75d2c130f5d472ed94a8cdbba4c60ec.jpg

Copyright 2024 Warner Bros. Entertainment Inc.

Les cinéphiles de trente ans gardent un souvenir ému de l’arrivée du nouveau polar sud-coréen au début des années 2000, quand ils furent des jeunes hommes ou des adolescents. Les sorties successives de Memories of Murder, Sympathy for Mr. Vengeance (2002) et bien entendu Old Boy (récompensé à Cannes en 2003) furent suivies par une explosion de l’industrie sud-coréenne, dans tous les genres: guerre (Frères de Sang, 2004), western (Le bon la brute et le cinglé, 2008), thriller (The Chaser, 2009), horreur (J’ai rencontré le diable, 2010) et bien entendu des dizaines de polars, qui optèrent pour la « touche » sud-coréenne qui avait fait la singularité des œuvres de Park Chan-wook et Bong Joon-ho. Cette singularité est maintenant connue : ambiances glauques voire désespérées, traversées d’innombrables citations et ruptures de ton propres au cinéma américain des années 90 (Tarantino et Coen), un humour potache, des scènes parfois lacrymales et la capacité à toujours surprendre par la radicalité de sa violence comme de ses narrations – le truchement du twist. Des radicalités qui servaient des thématiques – les traumas de l’invasion Japonaise puis de la guerre fratricide, donc des filiations problématiques, et fatalement l’inceste, – mais aussi la libéralisation-éclair, l’urbanisation sauvage et les inégalités qu’elles ont générées.

Un film de genre sud-coréen surprenait car il osait tout, plus loin dans l’absurde, le mauvais goût voire la propagande nationaliste – quiconque voudra s’en convaincre n’aura qu’à regarder le parfois scatophile Public Enemy (2002) de Kong Wang-seok, avec son doublage français resté dans les mémoires, ou bien cet autel dressé à la haine de tous les Japonais qu’est Battleship Island (2013), pour mesurer la hargne dont ils sont capables. Et ce dans un début de siècle où les genres se voyaient, d’abord, réévalués grâce à Starfix ou Mad Movies – les grands artistes américains (Carpenter, Friedkin, de Palma) ou italiens (Argento, Bava), étant un peu tard intronisés par la critique institutionnelle, – mais surtout où ce cinéma de genre était au plus mal autant en Europe qu’aux Etats-Unis. Qu’on se souvienne que lorsque Bong Joon-ho écrivait Barking Dogs (2000), Starship Troopers (1997) de Paul Verhoeven (auquel Mickey 17 n’a de cesse de rendre hommage) était taxé de fascisme aux Etats-Unis, obligeant les attachés de presse en Europe à expliquer le film aux critiques de l’époque avant même la projection, pour éviter tout malentendu1.

https://fr.web.img4.acsta.net/r_1920_1080/img/4b/66/4b667dd74025865fee370e3aae35f3c8.jpg

Copyright 2024 Warner Bros. Entertainment Inc.

Œil du cyclone coréen, Bong Joon-ho s’était choisi comme avant tout, militant de gauche devenu cinéaste. Scène au hasard : une jeune femme dans la campagne industrielle sud-coréenne de nuit, a peur, et on sait que quelque chose la menace – elle regarde autour d’elle, et tout dit qu’elle est observée ; soudain se dresse au loin, énorme, l’usine – celle qui donne du boulot à toute la région, celle qui lâche tous les jours ses fumées dans le ciel gris – et alors, comme dans Suspiria, contre-champ, et c’est l’usine qui la regarde, c’est l’usine qui devient la menace. Dans cette séquence de Memories of Murder, Bong Joon-ho révélait ses deux principales thématiques : la lutte des classes et la pollution industrielle.

Vingt ans plus tard, le cinéma de genre est le cinéma le plus lucratif mais aussi le plus analysé du monde, on regarde bien plus Carpenter que Cassavetes, la Corée du Sud est un des créateurs de films et séries (Squid Game) les plus importants du marché – même le polar chinois le siphonne allègrement (Black Coal, 2016, Une Pluie Sans Fin, 2018). Surtout, les codes esthétiques et thématiques du cinéma sud-coréen se sont largement diffusés jusque dans le cinéma américain, dans leur outrance et leurs twists. Et enfin Bong Joon-ho, qui en 2019 a reçu autant de prix que Sean Baker, sort un film en 2025 pour la Warner avec Robert Pattinson.

Et Mickey 17 semble bien perpétuer la longue galerie des personnages de Bong, du Curtis de Snowpiercer (2013) au Yun-ju de Barking Dogs, en passant bien entendu par les membres de la famille de Parasite et The Host (2006) – plus bas degrés de l’échelle sociale qui vont, de manière burlesque ou dramatique, faire s’effondrer toute la structure de leur petit univers (une maison, un immeuble, un train, ici donc un vaisseau de colonisation) : Mickey est peut-être le plus misérable d’entre eux, chair qu’on détruit et recompose pour la détruire à nouveau, servant d’éclaireur-suicide à une colonie en milieu hostile. La prolifération du même, sa destruction, bref le devenir jetable de l’humanité post-industrielle : Mickey nous raconte son parcours atroce par une voix-off omniprésente qui nous permet de nous balader dans cette dystopie, entre les propagandes ridicules et la cruauté des institutions, un vaisseau glacial farci de jeunes recrues – tous plus ou moins plastifiées, tous parfaitement cyniques dans leur aliénation ; le ton est vachard, l’hommage à Verhoeven limpide, strié néanmoins de sentiments plus tendres auquel Starship Troopers se refusait : dans le hall d’un aéroport, les bouffées de vapeurs toxiques mélangées à des feuilles mortes, ouvre tout le contre-champ terrestre que ne développera pas le film ; sous l’humour grinçant du montage des multiples morts de Mickey, on assiste à de véritables mutilations, à un système hyper-libéral qui détruit littéralement le corps et donc l’esprit du personnage principal – soudain le film se fait plus intime – les gros plans sur une main, perdue puis retrouvée, ceux sur le visage de Pattinson sont très touchants, et convoquent toute une histoire de l’industrie destructrice des corps. Dans cette société où la rationalisation est tout, le sexe est bien sûr nocif puisque échappant au contrôle, et devient donc seule résistance, dernier bastion de plaisir et de joie pour ces jeunes corps parfaits (le montage alterné entre les discours anti-sexe et les ébats des deux héros sont un peu édifiants, mais ne manquent pas de tendresse).

https://fr.web.img5.acsta.net/r_1920_1080/img/1d/ba/1dbab40ee3eb2695fd9d35d379da3e8a.jpg

Copyright 2024 Warner Bros. Entertainment Inc.

Le discours des autorités est bien entendu pachydermique : infester le territoire à venir. La colonisation d’exoplanètes est une absurdité fomentée par l’alliance des tenanciers de la technologie, et des financiers sans scrupules, tous psychopathes, – main dans la main, un ex-président déchu mégalomane (je ne nomme personne, suivez mon regard), et Alan Manikou (je ne nomme personne, suivez mon regard), eugéniste châtré, inventeur génial et pervers du clonage dont pâtit Mickey.

Nous vivons une époque hyper-grotesque, hyper-vulgaire, hyper-violente, c’est donc par une surenchère qu’il faut lui répondre : sous cette maxime, les effets sont rois dans le cinéma américain de ces dernières années. Il faut que le nez de Dennis Quaid et que les fesses de Maggie Qualley traversent la salle de cinéma (à quand la version 4DX ?) pour qu’on sache que c’est un porc qui s’appelle Harvey, et elle une femme-objet – et si vous avez déjà la migraine, les aspirines Fargeat tomberont dans votre verre comme si elles pesaient six cent tonnes (La Substance : six cent tonnes d’aligot) ; il faut que Margot Robbie vomisse vingt fois pour qu’on sache que le cocktail des huiles de Hollywood la dégoûte dans Babylone (trois cent tonnes et cinquante trompettes) ; et il faut que Mark Ruffalo, plus lourd qu’une planète, nous gratifie dans Mickey 17 d’une imitation constante de son président déchu (réélu sans tricherie avant la sortie du film, dommage), la lèvre supérieure pincée vers le haut, pour que clignote sur l’écran le propos du film. Pire : c’est l’imitation d’une imitation qu’on aurait déjà vue dans le SNL, par Baldwin et consorts.

https://fr.web.img6.acsta.net/r_1920_1080/img/b3/35/b3355ed06c3a77ed7b6bb8e590d503af.jpg

Copyright 2024 Warner Bros. Entertainment Inc.

On répondra : c’est Bong Joon-ho, la finesse du trait n’est pas sa qualité première. Certes, mais l’outrance burlesque repose sur un équilibre, le plus subtil de tous peut-être, au risque d’être de la simple pantalonnade, du cartoon ou de la farce – la bonne distance, et la bonne temporalité. Dans Mickey 17, comme dans Babylone, la scène burlesque du dîner avec Ruffalo pourrait s’arrêter une minute plus tôt, sans perdre de sa force ; la caméra entend tellement coller à chaque personnage, ne les cadrant jamais ensemble, qu’ils n’occupent plus l’espace que comme masques grotesques, chacun y allant de sa petite comédie, et vite le rire s’agace – or le burlesque, c’est l’interaction des personnages avec leur environnement – le gros plan y est le plus souvent néfaste. L’homme derrière Parasite savait très bien manier cela.

Le scénario de Snowpiercer, pour outré, farfelu qu’il était, fonctionnait sur une promesse, parfaitement tenue : à chaque wagon, un genre, une idée esthétique, une thématique, une action – et à la fin, on pouvait parler cannibalisme, chair de nourrisson et travail des enfants pour la survie de l’humanité – cela paraissait tout naturel.

Dans Mickey 17, soit l’hésitation domine, soit la greffe des genres et des tons foire. Bong Joon-ho oscille entre la farce et l’intime ; il refuse le spectaculaire et la violence extrême de Verhoeven, mais son aspect intimiste est sans cesse désamorcé par un ton cynique qui n’a plus sa place. Sa mise-en-scène, étrangement lisse, ne retrouve que rarement – dans le premier acte, en vérité – les longs mouvements de steadycam, et les moments de suspension qu’il savait mettre aux nœuds narratifs de ses films (Parasite). Les monstres ne font jamais peur, jamais ils ne déchiquettent le moindre soldat, mais lorgnent du côté enfantin d’Okja. Plus grave, tous les personnages obéissent à des schèmes narratifs dont on espérait les voir saufs – sacrifice et rédemption du double cynique Mickey 18, prise de confiance en soi et découverte du courage du vulnérable Mickey 17, mais aussi hétéro-sexualité exclusive du petit père Pattinson, qui refuse les avances d’une fille sincère (personnage abandonné littéralement en plein récit), avant de rentrer téter sa copine qui le trompe avec lui-même.

Le film ressemble en fait à son acteur principal : Pattinson n’est jamais dur, ou du moins pense-t-il qu’il suffit de froncer les sourcils et de marcher d’un pas plus décidé ; quand il doit être doux, il est un peu niaiseux.

Tout le dernier acte surtout, est un remake de Nausicaä (1982), mais vidé de ses implications émotionnelles donc thématiques (pas de messianisme, surtout pas, mais pas non plus d’émotion véritable pour les bêtes vivant sur cette planète). Quand Nausicaä était portée par les Omus, nos cœurs se serraient car en plus de souffrir (les bêtes de Mickey 17 souffrent et crient, elles ne font que ça), les Omus avaient été établis comme figure mythologique de la puissance vengeresse de la terre, mais aussi forme de vie servant à l’équilibre d’un écosystème (leur mue). C’était de notre rapport à notre planète dont il était question. On les avait découverts, gigantesques, mystérieux d’abord, on s’était émerveillé avant de les voir en action, par milliers, et d’en avoir peur. Les créatures de Mickey 17 ne possèdent aucun mystère, les dialogues avec elles sont ineptes, la seule métaphore du film les concernant est plutôt édifiante : un croissant trempé dans la merde. Et probablement car elles n’ont en fait qu’une fonction dans le film : être des victimes du sociopathe raciste Ruffalo et de sa femme (Toni Colette impeccable). Mais faire des peuples colonisés des victimes et seulement cela – et des victimes qui nous ressemblent, puisqu’elles bluffent – c’est un peu l’esprit colonisateur au cube.

https://fr.web.img6.acsta.net/r_1920_1080/img/34/98/3498e86ba1f3616c8e0c9c7266332af5.jpg

Copyright 2024 Warner Bros. Entertainment Inc.

Et c’est la maladie qui prend le cinéma de genre américain aujourd’hui, voire le cinéma tout court : l’outrance, à des fins politiques, devient la confirmation caricaturale de son propre avis, dans chaque groupe polarisé. Si Fast and Furious 10000 sera forcément de la propagande vouée au culte du libéralisme le plus crasse et viriliste, il faut se demander si Mickey 17 et The Substance ne sont pas leurs frères inavoués, derrière le miroir – des films de propagande pour leur propre camp. Mêmes effets bourrins, même caricature de l’autre, même refus de la contradiction, même brutalité étrangement peu subversive – bref, même conservatisme dans ses propres limites. Les deux se regardent de loin, chacun se préparant plus ou moins à se confronter, un jour… Quand un temps court vers le fascisme, le cinéma lui emboîte le pas – par les deux bords.

 

1Il est possible que les cinéastes indiens comme Rajamouli (RRR, 2022) occupent aujourd’hui exactement cette place là, d’alternative radicale et outrance des codes, dans le cœur des amateurs de blockbusters d’action.

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Timothée FAUQUE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.