Boris Lojkine- « L’histoire de Souleymane »

«  Cette douleur, cette horreur, c’est la beauté de l’homme ». Vercors .

Récompensé à Cannes dans la section Un Certain Regard par le Prix du meilleur acteur décerné à Abou Sangare et par le Prix du jury,  L’histoire de Souleymane est un film qui remue le cœur. Souleymane (Abou Sangare), livreur à vélo guinéen, se prépare à passer son entretien de demande d’asile en racontant une histoire, l’histoire de Souleymane. Cette histoire ne peut pas être la sienne s’il veut obtenir de l’Ofpra (l’Office français de protection des réfugiés et apatrides) ses papiers.

©Pyramide distribution

Ces deux jours qui précèdent l’entretien sont alors filmés par Boris Lojkine comme une longue course-poursuite. Souleymane se glisse dans la circulation dans un Paris survolté et cacophonique , partout résonnent les klaxons et les sirènes, le fracas des RER, le bruit des moteurs. Le tissage des lieux permet au cinéaste de dresser une topographie de la ville saisie dans une immensité qui donne des allures d’odyssée aux déplacements du personnage, de la périphérie aux grands centres urbains. Tout n’est affaire que de mouvements, de trajectoires. Sa course ininterrompue d’un lieu à l’autre est une course contre la montre. Aucune place n’est laissée pour des moments de creux, aucun temps mort ni de flottement, le récit avance, collé à Souleymane, sans répit. Souleymane doit livrer les repas à l’heure et régler les problèmes qui s’accumulent : retards, accident de circulation, application défaillante. Dans cette urgence, le cinéaste montre l’étau que constitue une société aliénante et méprisante, sans pitié pour ceux qui n’en sont pas citoyens. Mais c’est aussi parce qu’on est sans répit au visage de Souleymane qu’on est à son humanité sans faille : Boris Lojkine lui donne une place au milieu de cette indifférence généralisée envers ces «  invisibles » qui se débattent pour survivre.

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Souleymane est de tous les plans : c’est un visage donné aussi à tous ces livreurs à vélo qui sillonnent la ville, avec leurs sacs siglés de l’application pour laquelle ils travaillent, Uber Eats, Deliveroo et autres, visibles mais sans visage,clandestins – la plupart étant sans- papiers. L’histoire de Souleymane, c’est aussi celle-ci. Celle qui nous plonge dans la réalité de toutes ces vies volées par l’ultralibéralisme et l’injustice migratoire. Celle qui nous rappelle combien la société peut être hostile et exploiter les plus faibles, les sans-droits. L’ esclavage moderne, renommé ubérisation, dont se nourrit avidement la machine libérale, est le produit des sociétés de consommation occidentales qui préfèrent gagner du temps à se faire livrer pour ne pas en perdre pour leurs petits loisirs, pour leur confort, par paresse. Lorsque les uns rechignent à accepter une livraison dans leur appartement cossu ou tardent à la donner, les autres comme Souleymane vont des centres d’hébergement d’urgence aux wagons de RER courir après ce qui peut les sauver. L’exploitation n’est pas limitée d’ailleurs à ceux qui font appel aux services de ces livreurs. Après les « vendeurs de sommeil », il existe désormais les loueurs de statut de coursier : une sous-traitance de coursiers français auprès des sans-papiers pour quelques centaines d’euros par mois. Mais le drame pour un livreur, le drame pour Souleymane, c’est d’échouer à l’entretien de la demande d’asile. Aussi par delà son rythme et la frénésie de ses enchaînements, la progression de L’histoire de Souleymane est marquée d’emblée par un plan d’ouverture- un plan séquence- qui annonce comme un murmure, l’issue de cette course poursuite : l’appel de Souleymane pour se présenter devant celle qui pourra ou non lui rendre son identité. Le film se termine alors sur cette longue scène d’entretien posée, en champ contre-champ, où la parole peut enfin se déployer. Si l’écoute guide la mise en scène, le regard de Souleymane permet de l’entendre. Au récit de l’histoire de Souleymane, répétée, «  apprise par coeur », surgit celle du cœur du personnage : la vraie histoire de son exode, les raisons intimes de sa fuite et l’espoir qui se tient dans la possibilité d’avoir des papiers.

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«  Ce qui peut donner sa valeur à une image, c’est l’impression quand ( on) la voit, qu’au moment où elle a été filmée, il se passait vraiment quelque-chose. Il n’y avait pas quelqu’un qui regardait quelqu’un d’autre ; celui qui filmait à ce moment là vivait une vraie expérience humaine » ( 1). Et c’est à ce bouleversement là que nous amène le cinéaste. À cette humanité. L’histoire de Souleymane est un geste magnifique tendu vers l’Autre. Sa mise en scène conjure le désastre des relations et élève le portrait d’un «  condamné » à un récit d’une profonde humanité. L’histoire de Souleymane n’est pas celle d’un personnage résigné. Jamais il ne s’absente du cadre, jamais il n’est réduit à une ombre. Et le film, aussi rude soit-il, est magnifiquement doux.

(1). Richard Coppans

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A propos de Maryline Alligier

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