C’est précédé d’un halo d’extase critique que The Brutalist, réalisé et produit par Brady Corbet, co-écrit avec Mona Fastvold, nous parvient en France. Lion d’argent à Venise, il a valu un Golden Globe à Adrien Brody, son interprète principal -bien parti, en toute logique, pour remporter l’oscar du meilleur acteur- et un second à Corbet, récompensé comme meilleur réalisateur.
On ne peut que se réjouir de l’accueil fait à un projet d’une d’une telle ambition. Qu’on en juge : il s’agit, dans une traversée au long cours de 3h30, incluant un entracte de 15 minutes et tournée entièrement en VistaVision, de retracer la vie de l’architecte juif hongrois László Toth, depuis sa libération des camps et son arrivée aux États-Unis jusqu’à son accession à la renommée mondiale. Une « ouverture » laisse place à deux grands chapitres: « The Enigma of Arrival, 1947-1952 » puis, après l’entracte, « The hard core of Beauty, 1953-1960 ». L’épilogue, quant à lui, prolonge la saga jusque dans les années 80. Le découpage en chapitres, l’envergure du récit comme de la narration, contribuent à donner à ce qui s’impose au premier abord comme une histoire classique d’ascension, de chute et de rédemption, une ampleur épique incontestable. Elle sembla d’abord jouer contre lui:
« On m’a dit que personne ne distribuerait ce film; on m’a dit que personne ne viendrait le voir, que ça ne marcherait jamais, qu’un film de trois heures et demie sur un architecte, au milieu du XXème siècle, tourné en 70 millimètres, n’intéresserait personne », a déclaré Corbet sur la scène des Golden Globes. Et de se lancer dans un plaidoyer pour un « Final-Cut tiebreak » accordé à tous les réalisateurs (c’est loin d’être le cas à Hollywood, où les financiers règnent en maîtres et où seuls quelques privilégiés tels Scorsese ou Spielberg bénéficient de cette liberté créatrice sans entraves).
Ce heurt entre les visions de l’artiste et les exigences du capitalisme est précisément au coeur de The Brutalist, faux biopic (on a bien fouillé dans les tréfonds de l’internet, László Toth n’a jamais existé) mais vraie charge contre les faux-semblants de l’American Dream. Le message est assené de façon un peu trop littérale, d’entrée de jeu: depuis la cale du paquebot qui le mène aux États-Unis, Toth voit la statue de la liberté la tête en bas. Il s’agira donc de renverser les idoles. Et une phrase de Goethe vient enfoncer le clou: «Personne n’est plus désespérément esclave que ceux qui vivent dans l’illusion de la liberté ».
Le passage à New York est bref. Belle scène que celle de l’arrivée à Ellis Island, où l’on accueille les migrants avec bonne volonté, tout en leur donnant des consignes dans une langue dont ils ne comprennent pas un traître mot. S’y exprime le heurt entre générosité de surface et aliénation de fait. Cette deuxième ligne de faille qui traverse le film trouve son expression dans le jeu sur la langue. Pour humilier László, on lui reprochera son accent de « cireur de chaussures ». Cet enjeu linguistique est cependant plus effleuré que réellement traité et semble parfois maladroitement abordé. On peut par exemple s’interroger sur le choix d’une actrice anglaise (Felicity Jones) pour incarner la femme de László, ou sur le caricatural accent Mid-Atlantic de Joe Alwyn dans le rôle d’un des grands méchants de l’histoire. Une assez ridicule controverse comme les États-Unis les aiment s’est par ailleurs formée autour de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour corriger l’accent hongrois de Brody et Jones.
Après New York, direction Philadelphie. Dans cette ville en plein essor, fondée sur la liberté de culte et celle d’entreprendre, il ne fait bon ni être juif, ni être créateur. La belle solidarité des nouveaux arrivants fait long feu: Attila (Alessandro Nicola), le cousin qui accueille László chez lui, a changé de nom et épousé une « shiksa », qui se montre aussi aguicheuse qu’hostile avec son nouvel hôte. Quant à ses talents d’architecte, László doit les exercer dans le magasin de meubles familial. Sa créativité s’accommode mal de l’impératif américain absolu: celui du confort des fesses. Le voilà bientôt à la rue, ne devant un lit qu’à la charité chrétienne des temples du coin. Le parcours de déréliction est un peu appuyé: pauvreté, faim, addiction à l’héroïne – née du traumatisme de l’holocauste-, amitié forgée avec un homme noir, pauvre mais droit (si l’on est content de retrouver Isaac de Bankolé, on l’aurait préféré dans un rôle un peu moins stéréotypé). Mais bientôt survient le double miracle: le richissime Lee Van Buren s’éprend de l’architecte. Il a découvert ses réalisations passées, son appartenance à l’école du Bauhaus, et lui confie la réalisation de son grand oeuvre: un centre religieux et culturel qui, perché au haut d’une colline, doit proclamer sa gloire et sa puissance. Il fait loger son protégé dans sa propriété, l’invite à ses dîners où il l’exhibe comme son artiste de compagnie. Grâce à ses relations, il parvient à faire venir aux États-Unis la femme de László, Erzsébet (Felicity Jones, donc), et sa nièce Zsófia (Raffey Cassidy), toutes deux rescapées des camps. L’une, considérablement affaiblie, ne peut se déplacer qu’en fauteuil roulant; l’autre est devenue muette. Toxicomanie, handicap, mutisme traumatique. On est à ce stade tenté de dire: n’en jetez plus. Mais on sait gré à Corbet de traiter ainsi la Shoah, dont aucune image ne nous sera infligée -et l’on sait les problèmes éthiques que suscite une telle représentation. Elle reste un indicible (il n’en sera jamais question entre les rescapés) ou un impensé (il en sera encore moins question parmi les Américains, tout entiers acquis à la philosophie de la réinvention de soi-même, fallacieusement promise par les possibilités infinies du Nouveau Monde ).
C’est dans la relation entre Van Buren et Toth que se cristallisent tous les points de tension. Maître d’oeuvre, László n’en est pas moins maintenu par son commanditaire dans un cruel état de domination. Van Buren l’admire, le jalouse, l’aime, tout autant qu’il le méprise pour la servitude dans laquelle il le fait vivre. Il ne cesse de brider ses élans créatifs au nom du réalisme économique. Plus encore, il le contraint à ensevelir sa judéité dans la construction d’un bâtiment voué au culte chrétien. Dans cette violence symbolique s’origine celle de Toth, toujours plus intraitable et dictatorial, s’arc-boutant sur des histoires de proportions ou de matériaux. Le duo d’acteurs fonctionne à merveille. Brody, par son extrême expressivité à fleur de visage, apporte une belle ambiguïté versatile à son personnage, tour à tour victime et tyran. Son interprétation est magnifique. La morgue minérale que Pearce apporte à Van Buren laisse affleurer les affres du complexe d’infériorité et de la haine de soi. Cette qualité de jeu permet d’éviter l’écueil de la caricature et de l’allégorie trop appuyée. Mais il est dommage que le viol soit l’ultime horizon dans cette représentation des rapports de domination, d’attirance et de mépris.
À cette figuration trop explicite de la brutalité, dont on aura compris qu’elle s’exerce surtout dans les rapports humains et dans l’Histoire, on préfère celle qui passe par les bâtiments et les matériaux. The Brutalist n’est finalement jamais aussi convaincant que lorsqu’il s’en tient au sens littéral – architectural- de son titre. La photo de Lol Crawley n’est jamais si belle que lorsqu’elle exhausse les splendeurs d’une construction moderniste ou des carrières de marbre de Carrare. Ce que des personnages trop peu ou trop grossièrement dessinés (c’est à mon avis le cas de tous les personnages secondaires) ne parviennent pas toujours à dire de la sauvagerie du monde, les paysages et édifices, dans leur force brute, l’expriment merveilleusement. Et le bel épilogue donne à l’architecture le mot de la fin: c’est dans la conception de sa réalisation américaine que Toth a inscrit son rapport au temps, ses blessures secrètes et ses idéaux. Cette discrétion butée, l’auteure de ces lignes aurait aimé, on l’aura compris, que Corbet, qui s’identifie sans nul doute à son personnage principal, en use davantage. Elle n’en salue pas moins les farouches beautés d’un film ambitieux doté d’un grand souffle romanesque.
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