Cai Shangjun – "People Mountain People Sea"

Le second long métrage de Cai Shangjun, People Moutain People Sea, pourrait se résumer en un mot: aridité. L’histoire est difficile. À la violence continuelle des personnages et des situations vient s’ajouter la noirceur d’une vengeance, qui n’a d’égale que la gueule des mineurs de la dernière partie du film, elle-même apocalyptique. People Moutain People Sea devrait être déconseillé en cas de déprime, il est comme une grande claque prise en travers de la figure, mais heureusement, le fauteuil est confortable…
 

C’est pour sa mise en scène que People Moutain People Sea a reçu le Lion d’argent de Venise en 2011. Et en effet, elle est à l’image de l’histoire racontée : d’une grande puissance et d’une extrême rigueur. Qu’ils soient moyens ou larges, sublimes ou effroyables en fonction de l’histoire les plans fixes occupent les trois quart du temps. Cai Shangjun donne à son film un inexorable rythme lent et une sécheresse désespérée, à toutes ses scènes, qu’elles soient sauvages ou non. Le montage, quasi insensible, ajoute au récit une force inouïe ; comme si la descente dans l’enfer sous la Terre qu’elle raconte, était rendue plus pessimiste, plus écrasante et plus sombre encore.

Il a été reproché au film de Cai Shangjun d’abuser de l’ellipse. C’est oublier que la conception de l’espace et du temps, du Nord et du Sud, du vide et du plein, de la réalité et de ses représentations, etc. est complètement différente en Asie. Et les vides qui peuplent People Moutain People Sea, nous laissant imaginer les minutes, heures, jours évanouis d’une scène à une autre sont comme autant de signes de l’égarement d’existences dominées par le vertige du néant. Ce vide temporel à combler appartient au personnage, comme un miroir de son âme vidée. Les ellipses, nombreuses mais plus ou moins amples, n’empêchent pas de suivre Old Tie, personnage principal joué par Chen Jianbin, jusqu’au bout, jusqu’au fond. Elles accordent aussi au spectateur la « possibilité d’ambiguïté » sur ce que doit être, presque inévitablement, cet homme en mouvement, presque muet, toujours rude, froid et extrêmement violent. Enfin, l’ellipse permet de s’évader le temps de quelques instants furtifs, on tente de la déchiffrer, avant de retourner à l’innommable.
Du début à la fin, People Moutain People Sea film provoque stress et malaise, il est une épreuve. Celle-ci s’explique en premier, sans doute, par la faille géante qui existe entre le niveau de vie et de culture de nos sociétés occidentales et celui que montre le film. L’histoire, inspirée d’un fait divers réel extrêmement dramatique, est une plongée dans une misère concrète, quasi documentaire. De la campagne à la ville, du Nord au Sud encore, du centre au Nord à nouveau, elle est partout la même. Comme une fatalité, tous les personnages du film et tous les figurants témoins de ce fait divers, sont d’une pauvreté extrême. Tenter de penser plus largement « La Chine », appelée à jouer un rôle géopolitique essentiel, à son image, à ce pays quasi continent, tel qu’il veut bien se montrer et tel qu’on veut bien nous le « vendre », ici et maintenant, bute devant un écran de fumée noire…

En dehors de la télévision, un meuble et une fenêtre sur la bêtise, et d’un portable, qui sonne trois fois dans le film, le dénuement constant de cette Chine-là fait penser à l’Europe : à celle du moyen-âge au XIIIème siècle, pour la campagne ; et à celle, inhumaine, des ouvriers et de leurs conditions de travail et de vie, au XIXème siècle, pour la ville. De la rudesse immuable du monde rural, à l’âpreté et à l’esclavagisme qu’impose la métropole, « aspirateur » et mirage économique, la grande majorité du peuple chinois souffre, du moins dans le film. People Moutain People Sea est, en accord avec le drame qui se noue, un « conte de la Chine moderne ». Les victimes innocentes d’un fou justicier et désespéré, et d’un système, tel une gigantesque machine omnipotente : qui contrôle, appauvrit et broie, ne seront pas sauvées.

Le court séjour de Old Tie à Chongqing témoigne de la disparité et de la cruauté de la société chinoise. Un plan d’établissement dévoile une méga ville au bord du gigantesque Yangzi Yang (ex Yang-Tsé). A l’image de Shanghai ou de Pékin, elle donne à voir ses buildings, même laids, ses échangeurs, sa modernité. Wikipédia montre même une photo de ses berges la nuit, telle une mini Shanghai ! Sa municipalité couvre la superficie de l’Autriche et son taux d’urbanisation bat tous les records. Son expansion fulgurante depuis les années quatre-vingt-dix s’explique par deux raisons: une volonté politique de développer une mégalopole au centre du pays, plus continentale que les autres ; et une obligation brutale de relogement des déplacés par la construction du barrage des Trois Gorges.
Une fois passée cette vue panoramique de Chongqing, sous un ciel lourd et gris, la mégapole lève un voile sur ses anciens quartiers, surpeuplés, insalubres et misérables, cernés et condamnés à disparaître un jour. Old Tie y retrouve son ex-femme et ses deux enfants, qu’il a abandonnés, dans une scène d’une dureté psychologique absolue, avec un des gosses pour témoin. Il y croise aussi la drogue sous sa forme la plus dégradante d’un « dealer/addict », l’alcool de la bière trop douce comme catalyseur de fureur, la tension entre la population et la police ubiquiste, etc.
Enfin, plus au Nord, comme un ultime crescendo, arrive le « dernier cercle » : celui de la mine, au fond sans fin… Les hommes n’en sont plus vraiment, comme déjà inhumains ou déjà morts. Des esclaves ou des déportés ? C’est tout ce qu’ils évoquent. La mine est un sous monde, avec ses sous hommes à la face noire, avec ses sous règles, sa « sous violence »… Seule, sa « sous folie » peut mettre fin à un tel supplice. Même l’obsession de vengeance du personnage de Old Tie se retrouve noyée, « karchérisée » par l’atrocité de la mine.
Les gars aux combinaisons pouilleuses, aux bottes en plastiques noires et aux lampes frontales blêmes, ressemblent à des robots ou à des fantômes. Les coups de pelle et de pioche peuvent aussi bien tomber sur le coke à extraire que sur un mineur qui pète les plombs. La vie n’a jamais été là, dans ces conditions désespérées, la survie peut-être… Et vaut-elle même la peine d’être vécue ? Le film n’a qu’une scène de tendresse à offrir : un chaton pelé, à peine caressé par une main fruste. Il n’a que deux scènes de solidarité virile, pendant la douche du soir qui finit d’assommer les mineurs épuisés. Il n’a qu’un personnage à sauver, peut-être parce qu’il est le plus jeune… Un film éprouvant et déchirant à la fois qui accable la nature humaine.

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A propos de Christophe SEGUIN

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