Les films présentés à la Mostra de Venise sont, comme ceux de la compétition cannoise, ceux dont on attend toujours impatiemment la sortie en salles (ou le lancement sur les plateformes en ligne), surtout lorsqu’ils font revenir sur le devant de la scène des cinéastes iconoclastes. Carlos Reygadas est donc enfin de retour avec Nuestro tiempo sous la casquette de réalisateur et scénariste, après avoir été fraîchement accueilli sur la Croisette en 2012 pour son très expérimental Post Tenebras Lux (ce qui ne lui avait pas empêché d’y remporter le Prix de la Mise en scène). Et force est de constater qu’il s’agit-là d’un excellent cru.
Sa fascination pour les corps, les bruits de la nature et la lumière, se fond ici parfaitement avec le thème central du film : le couple. Carlos Reygadas laisse une fantastique autonomie aux questions posées par les personnages pour les laisser faire leur chemin d’une façon presque empirique. Il donne à voir comment les émotions peuvent s’enchevêtrer ou s’annihiler, dans un laboratoire psychologique d’une maîtrise totale. Il y a une démarche un peu proustienne dans son scénario : l’escalade d’une jalousie dans laquelle les soupçons d’infidélité ne servent qu’à remettre en cause tout un système d’interactions entre deux individus théoriquement soudés corps et âme. Juan et Esther pourraient être Swann et Odette d’À la recherche du temps perdu. Juan se rouille de l’intérieur pour une femme dont il croit avoir perdu la confiance, alors qu’Esther gagne en épanouissement en brandissant l’acquis de leurs valeurs communes, de leur jeunesse.
Le film gagne constamment le pari d’une narration sans fil rouge. La mise en scène y est pour beaucoup : éparpillant les possibilités, optant pour des plans larges de la campagne de Tlaxcala et des vues aériennes de Mexico, élargissant l’espace des intérieurs domestiques et resserrant l’horizon des paysages, Nuestro tiempo crée une mythologie contemporaine, avide d’enjeux pour ses personnages. Tout se prête à la dissection scrupuleuse, pour savoir d’où vient la faute, d’où vient la responsabilité. La caméra de Carlos Reygadas, qui n’a pas peur des plans-séquences, se balade partout, gagne les interstices de l’âme. Sur près de trois heures, rien de concret n’est raconté, mais l’errance des développements donne le sentiment d’une magnifique synthèse d’une étude de mœurs. Ce que le cinéaste mexicain ne peut pénétrer avec son scénario, il l’ouvre avec sa mise en scène, et inversement. D’une manière ou d’une autre, il saisit un propos à l’équilibre entre plusieurs registres. Plus que tout, il capte ce qui échappe à Juan et Esther.
Que Juan (Carlos Reygadas) soit un poète renommé ou qu’Esther (Natalia López) travaille sur un site internet n’a pas d’importance. Nuestro tiempo se déroule principalement dans un ranch de taureaux de combat, qu’ils gèrent tous deux loin de ville. Esther rentre parfois à Mexico pour le travail, ou pour Phil (Phil Burgers), l’éleveur de chevaux avec qui elle entretient une liaison. Les ciels nuageux au-dessus de la maison de campagne se joignent à la symbolique de ces animaux au comportement imprévisible. Le destin reste inquantifiable. Juan se nourrit de sa propre rage, comme le font les bêtes qu’il élève. Leurs enfants restent à l’orée de leur conflit, et ne participent pas à la rage sourde de ce couple.
Dans la superbe séquence d’ouverture, des enfants jouent dans une eau terreuse. Leurs coalitions leur permettent de mener à bien leurs projets (notamment les garçons voulant faire tomber les filles d’une barque). La mécanique comportementale reproduit collectivement et par mimétisme les actions des parents. Le contraste avec la tension entre Juan et Esther, d’une dynamique individuelle comme coupée du monde, n’en est que plus frappant. Les taureaux de combat instaurent quant à eux une approche de fière conquête. La notion de territoire et d’appartenance se retrouve donc dans les trois groupes (enfants, adultes et animaux), au sein de la page blanche que constitue le décor naturel de Tlaxcala. La chronique familiale et la réflexion sur le couple dialoguent sans se répéter. Si on peut déceler dans ce film bien d’autres lectures, le film n’en imposera aucune en particulier. Carlos Reygadas réussit par sa virtuosité silencieuse à composer un organisme vivant nourri des peurs et des actes, des pensées et des paroles. Il relie en virtuose les extrémités d’une antithèse cinématographique : l’observation et l’immersion.
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