L’inconfort suscité par Piggy (Cerdita), film espagnol réalisé par l’inconnue Carlota Martinez-Pereda, se situe dans le dilemme moral lui servant de patron scénaristique et tiraillant son personnage principal : laisser libre cours à une monstruosité d’ordre ontologique ou, au contraire, la contenir afin de jouer le jeu du contrat social et de la fameuse « norme » qu’il génère, excluant celles et ceux qui ne rentreraient pas dans son moule étroit.
Justement, Sara (Laura Galán, actrice époustouflante) est d’emblée rejetée par la communauté du petit bourg reculé dans lequel elle vit : fille du boucher (Julián Valcárcel-Carbonell) qui débite ad nauseam des morceaux de bœuf et de porc que plus personne n’achète, adolescente en surpoids et en souffrance, recluse dans ses vêtements larges et la musique sortant des écouteurs qu’elle ne quitte pas, elle est constamment moquée par les jeunes adolescentes de son village et tyrannisée par une mère dictatoriale (Carmen Machi). Lors d’un moment de baignade où elle pense être seule à l’abri des regards, elle se trouve littéralement agressée par une groupe de jeunes filles qui l’humilient et la poussent à dévoiler son corps à l’ensemble de la communauté. Peu de temps après cet épisode traumatisant, elle est témoin de l’enlèvement de ses assaillantes, enfermées par un homme louche (Richard Holmes) qui a tout du boogeyman. Sara décide alors de ne rien dire, devant vivre conjointement avec le soulagement que son calvaire puisse finir et avec la culpabilité qui l’accompagne. D’autant que le kidnappeur semble développer d’étranges sentiments pour elle…
Et le film, à travers la description de cette adolescente moquée et de la cruauté de celles et ceux qui la rabaissent, de s’immerger progressivement dans une communauté enfermée dans l’exiguïté de la cité qu’elle habite et qui l’enferme jusqu’à l’étouffement le plus aliénant en filmant l’agrégation de petites monstruosités ordinaires qui, peu à peu, faisant tache d’huile, en forment une seule et unique, massive, obèse et débordante, dont le corps de Sara semble être l’enveloppe parfaite. Piggy ne montre finalement que cela : la cohabitation impossible de personnes se détestant mais forcées de vivre les unes avec les autres pour de simples mais terribles contraintes géographiques (de ce point de vue, le regard de Martinez-Pereda sur la ruralité et les conflits qu’elle engendre ne semble pas si éloigné de celui du récent As Bestas de Rodrigo Sorogoyen), générant hypocrisie, paranoïa et, conséquemment, violence sans limites.
En cela, les diverses évolutions de Piggy ne sont pas sans rappeler le cinéma d’Henri-Georges Clouzot, et plus particulièrement Le Corbeau (1943), précis sociologique sur la France des clochers pendant une guerre constamment présente sans ne jamais apparaître explicitement, par l’exemple d’une cité rurale engoncée dans ses jugements moraux et se disloquant peu à peu sous les assauts anonymes d’un délateur épistolaire. A ceci près que dans le film de Carlota Martinez-Pereda, la dislocation de la communauté a justement lieu parce que le Mal n’est pas dénoncé par celle qui en est témoin, l’ignorance de l’enlèvement que raconte le long métrage espagnol se révélant tout aussi nuisible à la sérénité de la cité que la révélation des vices de Saint-Robin et leur ultra-visibilité dans le chef-d’œuvre de Clouzot.
L’ambiguïté de Piggy provient de celle de sa protagoniste principale, ne sachant sur quel pied moral danser : prendre parti pour ses bourreaux en fâcheuse posture, ou pour un criminel psychopathe sorti du hors-champ du monde qui a cependant le mérite de prendre soin d’elle, première personne capable d’attention pour le mouton noir qu’elle est ? remettre à l’heure les horloges de la norme en neutralisant un assassin ou reprendre le contrôle de son quotidien en laissant son bras armé inconnu et dangereux faire le travail à sa place ? tuer l’un, les autres, ou tout le monde ?
Et le film de faire des questionnements terribles qui le constituent la trame d’un récit d’initiation certes tordu mais finalement assez émouvant, durant lequel une jeune fille isolée d’un monde qui la rejette de toute manière bâtit sa conscience et sa morale au gré d’une épreuve déchirante, durant laquelle elle semble avoir plus à perdre qu’à gagner, où l’humanité et la barbarie ressemblent aux deux faces d’une même médaille oxydée. Il est néanmoins dommage que Piggy, par l’écriture quelque peu convenue de ses personnages secondaires (le gentil père permissif mais inattentif ; la mère acariâtre et humiliante ; le petit ami de l’une des harceleuses finalement amical évoquant le Tommy Ross de Carrie, récit de Stephen King auquel le film de Martinez-Pereda se réfère finalement aussi beaucoup), par l’usage de dispositifs spatiaux attendus (la scène finale dans l’antre du tueur, joliment mise en scène mais finalement assez téléphonée par son contenu et annihilant les belles ambiguïtés du long métrage), perde de cette puissance que le portrait de son anti-héroïne pleine de doutes contenait à lui seul. Nénamoins, en l’état, malgré ses défauts et cette propension propre à une majorité de premiers films à se reposer sur les rassurantes béquilles du stéréotype, ce film parfois dérangeant reste de belle qualité, et prometteur quant aux prochaines œuvres de sa réalisatrice.
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