Au sein d’un paysage désertique, vaste espace horizontal transpercé de pylônes électriques, loin des lumières de la ville, vit une petite famille, comme quelques fourmis écrasées sous cette immensité. Lui, Marcus, est le chef de chantier mais n’obtient pas d’agrément pour être autorisé à poursuivre, faute de diplôme. Elle, est juste là, avec lui et pour lui, discute et rit avec les ouvriers ou récupère des habits dans les bennes des associations de bienfaisance, pour avoir quelque chose à se mettre ou habiller sa fille. Car il y a Tess aussi, cette gamine à part, mystérieuse, qui sort parfois de son mutisme pour laisser échapper une petite voix rauque. L’arrivée de Szabolcs, un jeune ingénieur hongrois venant en appui avec son équipe, offre par procuration à Marcus un statut officiel et va lui permettre d’asseoir pendant quelque temps sa légitimité… et sa dignité. Paradoxalement, c’est en bouleversant cet équilibre illusoire qu’il va élargir l’horizon limité du couple.
En apparence, Lost Persons Area serait juste une chronique de la pauvreté ordinaire parmi tant d’autres, de ces gens qui survivent plus qu’ils ne vivent, hors des agglomérations, ignorés du regard des citoyens, presque’ hors de la vie même. Difficile de ne pas évoquer les frères Dardenne dans cette double capacité à évoquer le quotidien des laissés-pour-compte et à s’immerger dans leur humanité, dans leur grâce, pour un cinéma qui se partage entre le constat désespéré et l’éloge de la candeur. On hésitera à en revanche à taxer l’œuvre de sociale tant elle est traversée par la primeur de la rêverie. Au milieu du silence et des non dits, des sentiments non avoués et des angoisses enfouies, Lost Persons Area adopte une forme de réalisme lyrique qui s’insinue doucement, calmement et privilégie des moments captés plutôt qu’une plongée dans le misérabilisme. La cinéaste belge Caroline Strubbe prend ses protagonistes en court, au milieu de leur rythme vital et son cinéma interroge beaucoup plus qu’il ne donne de reponses. Qui sont-ils ? D’où viennent-t-ils ? Comment en sont-ils arrivés là ?
Cet univers quasi insulaire d’êtres abandonnés à eux-mêmes et isolés rappellerait presque les personnages de L’île nue de Kaneto Shindo, dont l’ultime phrase résonnait comme une magnifique sentence évoquant toutes ces contradictions : « et pourtant ils vivent ! ». Lost Persons Area met donc en scène des individus qui ne savent jamais de quoi sera fait leurs lendemains, mais vivent rageusement le présent, en se raccrochantr à de fugaces instants de bonheur : aimer, faire l’amour, communiquer, fumer une cigarette sur un banc en buvant une bière, se regarder sourire, prendre son enfant dans les bras, s’enfuir pendant quelques heures au bowling, ou tout simplement s’arrêter et contempler l’extérieur. Car curieusement ce désert a beau être nu, envahissant, terrassant, il est également envahi par la beauté, à la fois éphémère et exposée au temps qui s’écoule au fil des journées. Plutôt que d’insister sur la nature anxiogène du lieu, Caroline Strubbe s’y arrête, laisse s’enfuir les minutes et la magie s’éveille dans la lumière, dans le changement des heures, s’échappant de toute considération esthétique. Curieusement, malgré cette emprise industrielle, c’est la nature qui répond aux personnages et qui se laisse observer et respirer. Les pylônes deviennent, comme d’autres arbres poussés par le vent, des géants qui viennent relier la terre au ciel, nouveaux éléments à l’instar de l’eau et du feu. Baignant dans une lumière particulière, entre chien et loup, qui laisse le spectateur se saisir des mêmes éclats intenses que ces personnages, s’emparant des fragments de secondes heureuses qui peuvent s’offrir à eux, dans une existence qui ne semblait pourtant laisser nulle issue, nulle espérance. La beauté dans la lumière, l’obscurité et l’austérité. Que Lisbeth Gruwez et Sam Louwyck soient tous deux issus de la scène de la danse contemporaine belge, n’est probablement pas étranger à l’impressionnant éventail d’expressions que nous offrent leurs visages, en révélant presque plus par leurs silences que leurs paroles. Ils imposent une évolution de leur corps dans cet espace à perte de vue digne d’un ballet.
Tessa, la petite fille – aux confins de l’autisme avec ses mystères et ses rites – se fait accompagner à l’école pour s’y enfuir aussitôt après et aller se promener seule le long des routes, errer, ramasser des objets méticuleusement choisis, ayant l’air d’être la seule à en connaître la signification et l’essence. Elle invente un nouveau langage fait de signes, de symboles à décrypter, une langue qu’elle est la seule à parler, mais qui semble à même d’interpréter le monde. Le sortilège de ces yeux tristes de petite Alice perdue témoigne de toute la subtilité de la caméra de Caroline Strubbe, dans cette propension à s’attacher à une réalité terrible tout en s’en éloignant pour la doter d’une teneur poétique. Elle préfère au nihilisme dans lequel il aurait été si facile de sombrer, une forme de féérie mélancolique. En effet, le désespoir rampant de Lost Persons Area est toujours rattrapé par la luminosité de ses personnages, les quelques traces d’espoir qu’ils volent au destin, un mot, un regard, une étreinte. La caméra les filme avec pudeur, à travers des prismes divers, derrière des vitres, à travers un miroir ou d’autre reflets, comme un souci de les observer délicatement, de les effleurer sans les déranger. Avec son splendide quartet Lost Persons Area esquisse subtilement mais sûrement le tableau d’une planète du crépuscule, du paysage et des âmes.
(Sortie le 25 août)
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