On n’arrête plus Cédric Kahn. il y a quelques mois à peine, nous encensions dans ces colonnes Le Procès Goldman, un thriller judiciaire magistral voyant l’auteur de L’Ennui retrouver son meilleur niveau. Conséquence de deux tournages qui se sont chevauchés, le voilà déjà de retour en ce début d’année 2024 avec Making Of. Un nouveau film à la fois attendu et redouté, au sortir d’une décennie artistiquement inégale. Il marque son incursion dans un registre inédit : la comédie. Un genre avec lequel il n’est pas familier, épousant un contexte qu’il maîtrise en revanche certainement du bout des doigts, celui d’un plateau de tournage. Il réunit pour l’occasion un casting hétéroclite au sein duquel une vedette comme Jonathan Cohen croise un visage phare du cinéma art-et-essai en la personne de Denis Podalydès, des acteurs émergeants tels que Stefan Crépon (Peter Van Kant) et Souheila Yacoub (Climax), ainsi qu’une flopée de cinéastes/comédiens (ou l’inverse) à l’instar de Xavier Beauvois, Emmanuelle Bercot et Valérie Donzelli. Simon (Denis Podalydès), réalisateur aguerri, débute le tournage d’un film racontant le combat d’ouvriers pour sauver leur usine. Mais entre les magouilles de son producteur (Xavier Beauvois), des acteurs incontrôlables (Jonathan Cohen) et des techniciens à cran, il est vite dépassé par les événements. Abandonné par ses financiers, Simon doit affronter un conflit social avec sa propre équipe. Dans ce tournage infernal, son seul allié est Joseph (Stefan Crépon), le jeune figurant à qui il a confié la réalisation du making of. Comment ce metteur en scène de la tension et de l’inquiétude allait-il aborder ce nouveau territoire ? Et surtout qu’allait-il chercher à en faire ?

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Copyright David Koskas 2023

Réponse sans plus attendre, le résultat est plus qu’honorable. Long-métrage à plusieurs couches, Making Of suit simultanément et alternativement, le tournage d’un film engagé, le film achevé et les coulisses du tournage. À ces trois sources de récits s’adjoint une sophistication graphique, où chacune est définie par un format d’image qui lui est propre : le passage de l’une à l’autre est visible. Ce dispositif, moins conceptuel ou théorique qu’il ne pourrait y paraître, se met au service des différentes histoires (abordées à égal intérêt cinématographique), permet d’opérer en un raccord un changement de registre ou de degré. Cette approche triple, claire et cohérent, affirme la vision noble d’un genre, intelligemment étudié et appréhendé. Dans son manuel de la comédie, le cinéaste a assimilé deux notions fondamentales, le rythme et la rigueur. Il nous fait pénétrer de manière immersive dans l’envers du décor, avec un plaisir juvénile palpable et contagieux. Il convoque un double regard, désabusé et rêveur, celui de Simon le réalisateur expérimenté et celui de Joseph, le jeune prêt à se donner corps et âme afin de se faire sa place dans métier. Un homme qui ne connaît que trop les rouages et tend à ne plus les supporter, face à un autre qui va les découvrir. Outre éviter les considérations faciles et alimenter des nuances de propos, ce double point de repère, l’un partiellement passéiste, l’autre tourné vers l’avenir, offre une porte d’entrée à la fois aux connaisseurs et aux néophytes. Malin, Cédric Kahn entend ainsi nous emporter, par une démultiplication perpétuelle des perspectives, sur le fond comme sur la forme. Il se révèle très adroit dans sa capacité à ordonner un chaos crescendo à l’écran et lui apposer un tempo parfaitement cadencé. Exceptions faites de certaines micro péripéties secondaires (les scènes impliquant la femme de Simon par exemple), Making Of ne souffre pas d’éléments superflus et frôle les deux heures de durée sans laisser de place pour l’ennui. S’il se refuse à la gratuité, il n’est pas pour autant avare en répliques réjouissantes et séquences parfois jubilatoires dont on devine avec délectation l’inspiration. On pense notamment à celles impliquant l’acteur star égocentrique, un vampire génialement insupportable et épuisant, qui change sans sourciller d’attitude et de discours selon son interlocuteur. Lors d’un vrai morceau de bravoure, il saborde la prise de sa partenaire de jeu, pour se livrer à un prêche autosatifsfait prônant les valeurs collectives et la lutte sociale, rappelant à travers les situations observées, un profil bien précis du cinéma français. Cependant, le projet général vise moins à renouveler les considérations sur le 7ème art (rien de neuf sur le sujet), lesquelles font par instants plus que frôler la caricature (les producteurs exécutifs et leur chantage au happy end), que l’étude d’un tournage et les problématiques qui en découlent. Kahn interroge un métier et ses contradictions, cherche le juste dosage entre l’anecdotique et l’essentiel, la réflexion abstraite et sa matérialisation concrète, il bouillonne d’idées qu’il va s’évertuer à rendre tangibles.

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Les galères et les complications rencontrées sur le plateau, transforment rapidement le tournage en catastrophe doublé d’un miroir à la tragédie réelle relatée (la fermeture de l’usine). Dès lors, l’amusement se pare de gravité, en plus d’être parcouru de nombreuses questions et de nous interpeller implicitement. Cédric Kahn donne à voir des rapports de forces établis selon des réalités financières et des hiérarchies de classes. Ces dernières sont en prime intensifiées (ou manipulées) par la dimension affective en vigueur, fréquemment prégnante. Le réalisateur dépeint le monde du cinéma tel un microcosme exacerbant frénétiquement des enjeux inhérents à chaque milieu professionnel sur un temps factuellement court. Il prend le soin de s’intéresser à différents corps de métiers, brasser un large spectre de conflits et invoquer une quantité importante d’individualités afin d’alimenter ses interrogations et nourrir son discours de fond. L’œil affuté, il se refuse à la complaisance aussi bien qu’aux idées préconçues (qu’il préfère tourner en dérision à l’instar de ce stagiaire sans cesse soupçonné de piston). Le cinéaste esquisse ainsi un envers du décor complexe et ambivalent, où chacun a ses raisons, selon les positions des uns et des autres. Il s’abstient de penser à la place de son spectateur ou de lui prémacher le travail, quitte à ce que sa logique et ses raisonnements se fassent ponctuellement opaques ou ne s’avèrent que partiellement saisissables. Kahn se révèle surtout être un portraitiste inspiré et son Making Of un beau film de personnages. Excellent directeur d’acteurs et découvreur de talents confirmés, il parvient à créer une émulation au sein de sa distribution plurielle. Jonathan Cohen tient possiblement son meilleur rôle sur grand-écran, regardé par un metteur en scène en capacité de canaliser ses excès et les utiliser à dessein, il démontre une précision d’interprétation qu’on ne lui soupçonnait pas. La netteté de ses ruptures de jeu et sa faculté à basculer d’une intention à l’autre, toujours avec une forme d’innocence, épate. Xavier Beauvois en producteur magouilleur est particulièrement savoureux, héritant au passage des répliques les plus drôles du long-métrage, tandis que Denis Podalydès semble comme un poisson dans l’eau. Autant sinon plus que les têtes d’affiche, le duo formé par Stefan Crepon et Souheila Yacoub retient pleinement l’attention. L’un et l’autre formidables, ils bénéficient de partitions de premier choix, auxquelles ils insufflent, chacun dans leurs registres, une interprétation juste, énergique et instinctive. Cédric Kahn ne s’y trompe pas en faisant le choix final de la jeunesse à travers Joseph et saisissant pour sa conclusion une lueur d’optimisme. Ces derniers mouvements apaisés disent quelque chose d’un auteur revigoré et (définitivement ?) retrouvé, qui enchaîne une deuxième réussite. Making Of est certes plus mineur que son prédécesseur, le plaisir qu’il procure n’est pas négligeable et son envie de cinéma a quelque chose de contagieux.

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À lire également, notre entretien avec Cédric Kahn.

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