Bande de filles, tel un pendant obscur, partage avec Les combattants, des thématiques similaires sur la solitude, le besoin de reconnaissance et la peur d’un avenir incertain. Comme dans le film de Thomas Cailley, Céline Sciamma dresse un portrait de la jeunesse d’aujourd’hui, mais ancré dans un décor et un contexte différents, ceux de la banlieue parisienne, entre tours de béton et terrains vagues. Si Les combattants propose une vision humoristique illuminée par une approche solaire, le film de Céline Sciamma s’avère être bien plus sombre et âpre dans son approche. Ce traitement n’empêche pourtant pas la réalisatrice d’insuffler à son récit une ampleur loin de ce misérabilisme souvent associée aux productions faisant références aux cités. « Les espaces ont été choisis pour leurs qualités de déambulations, leurs lignes de fuite », explique Céline Sciamma. « J’avais envie de rendre les propriétés graphiques de ces quartiers. Dans une mise en scène qui ne jouait pas les codes de l’immersion : une caméra sur pied, le Scope, des travellings, des plans séquences, une image engagée du côté de la couleur. »

Bande de filles raconte l’histoire de Marieme qui, entre un père absent, une mère peu concernée et un frère violent, a bien du mal à trouver sa place. À la maison, l’adolescente doit s’occuper des tâches ménagères et de ses petites sœurs, ce qui a des répercussions sur la qualité de son travail scolaire. La jeune fille a l’impression de ne pas être considérée et d’aller d’échec en échec. Sa rencontre avec trois adolescentes délurées va changer sa vie et sa façon de voir les choses. Sous l’influence de la chef du groupe, Marieme devient Vic, décide de braver les interdits et, petit à petit, elle va se retrouver, se perdre, jusqu’à plonger dans la délinquance.

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Comme pour Tomboy, Bande de filles va bien au-delà du simple drame en abolissant les frontières entre les genres. D’abord quête identitaire, le film de Céline Sciamma glisse progressivement vers le western, lors de duels à mains nues, et le film noir. La mise en scène en épouse l’imagerie, les codes et l’esthétique pour mieux les inclure dans le récit. Cette jeune fille qui découvre les hommes, l’amitié et la vie va de rituels d’initiation en trafics de drogue. La caméra la suit, inlassablement, dans cette exploration d’un monde sombre et sans issue.

Céline Sciamma est, avec Claire Denis, la plus états-unienne des réalisatrices françaises et réalise des plans nocturnes des tours des cités de Bagnolet, Bobigny et La Défense comme dans un certain cinéma américain. La banlieue de Céline Sciamma devient un décor cinégénique, voire un personnage à part entière qui détient Marieme et ses amies en son sein. Les tours dessinent comme des arènes dans lesquelles les jeunes filles deviennent des proies pour les garçons, comme postés en embuscade.

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Bande de filles évoque également la difficulté d’être une jeune fille dans les cités, la difficulté de s’imposer dans un univers masculin où les rapports de force sont la norme. Les filles doivent s’adapter pour pouvoir survivre dans cet univers où tout est lié aux attitudes et aux codes vestimentaires. Par ce thème de l’apparence, Céline Sciamma aborde une nouvelle fois les problématiques liées au regard de l’autre, mais surtout au corps.

Chez Céline Sciamma, les corps existent, les actrices expriment des émotions, jouent avec leur corps. Elles remplissent l’écran, au même titre que des acteurs de cinéma américain d’action. Une filiation que la réalisatrice semble assumer dès la séquence d’ouverture. Dans un modèle de réalisation, dotée d’une excellente utilisation de la musique et des ralentis, elle filme un match de football américain entre deux équipes de filles. Ces premières images, animées d’un véritable souffle épique, montrent un grand sens de la mise en scène, mais aussi des corps qui dialoguent entre eux, dans une confrérie exclusivement féminine, un instant de fraternité et de solidarité. Les différentes joueuses sont comme en répétition d’une pièce de théâtre qui copie la vie. Seulement, le conflit est absent dans la pratique d’un sport pourtant violent et très physique.

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Plusieurs passages font écho à cette séquence d’introduction, comme un concours de danse entre copines à La Défense et où les jeunes filles s’expriment en dansant le hip hop dans la rue ; ou comme la chorégraphie sur la chanson Diamonds, de Rihanna. « Dès la première version du scénario, la scène de danse dans la chambre d’hôtel était écrite et chorégraphiée pour la chanson Diamonds de Rihanna », raconte la cinéaste. « Avec l’espoir et le doute de pouvoir l’obtenir. J’avais envie de la puissance fédératrice du tube. Diamonds est une chanson profondément d’aujourd’hui, mais qui a la vertu du classique instantané. Nous avons tourné la scène avec un accord de principe de la maison de disques, mais il a ensuite fallu convaincre l’entourage de Rihanna. Ils ont jugé sur pièce, en regardant la scène : c’est elle qui les a convaincus. » Par leur traitement visuel et le choix des couleurs, ces scènes expriment la liberté, la joie de vivre, l’abandon de soi dans des décors pourtant urbains, rectilignes ou clos.

La caméra de Céline Sciamma magnifie ses actrices, sans pour autant faire preuve de complaisance envers les personnages. Elle ne les juge pas non plus, elle se contente de décrire le cheminement d’une jeune fille prise dans la spirale des différentes pressions sociales qui pèsent sur elle.

Film social qui dénonce le machisme et la manipulation, film politique qui donne le droit aux femmes de se sentir féminine, Bande de filles s’avère aussi être une oeuvre qui laisse émerger toute sa sensibilité dans des images d’une grande sensualité. Sans jamais tomber dans le voyeurisme, la réalisation épouse le point de vue d’une jeune fille qui découvre l’amour puis le corps d’un homme. Céline Sciamma sait toujours faire preuve de sobriété, ne montre jamais les choses crûment. Son film suinte d’un érotisme tout en retenue sans jamais tomber dans la mièvrerie, ce qui lui donne ainsi ses plus beaux passages.

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La transformation de Marieme/Vic est décrite par une narration qui évolue en une série de non-dits et d’ellipses. Ces moments, ponctués de noirs qui découpent le film en chapitres, mettent une nouvelle fois le corps à contribution. Souvent, lors de ces transitions, Marieme/Vic est filmée de dos avant de passer à la partie suivante, comme si elle faisait une croix sur son passé. À chaque étape, l’actrice est transformée, le corps et ses parures faisant aussi office de passeport social pour survivre dans un monde essentiellement régi par des codes masculins.

Ode à la liberté, réflexion sur l’indépendance, Bande de filles n’est pas uniquement un drame social. Le film de Céline Sciamma peut aussi être vu comme un film d’aventures, une œuvre à la fois intimiste et ample tellement la réalisatrice arrive à sublimer ses décors et ses actrices, loin de tout regard condescendant et étriqué. Bande de filles, par sa maîtrise technique et l’originalité de son traitement, consacre de façon définitive Céline Sciamma comme une grande réalisatrice française. De celles qui arrivent à exploser les frontières des genres, à toujours surprendre tout en construisant une œuvre cohérente et forte.

Bande de filles
(France – 2014 – 112min)
Scénario et réalisation : Céline Sciamma
Directrice de la photographie : Crystel Fournier
Montage : Julien Lacheray
Musique : Para One
Interprètes : Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Marietou Touré, Idrissa Diabaté, Simina Soumaré, Cyril Mendy, Djibril Gueye…
Productions : Hold Up et Lilies Films
Sortie en salles, le 22 octobre 2014.

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A propos de Thomas Roland

1 comments

  1. Olivier Rossignot

    C’est exactement ça, Thomas. Céline Sciamma confirme l’acuité de son regard à la fois attentionné et critique, qui n’élude jamais rien de la complexité et la contradiction de ses personnages, tour à tour bouleversantes et agaçantes, en appelant à rester en éveil face à nos réactions primaires et à chercher quels mécanismes, quelles constructions peuvent se cacher derrière. Elle évite tous les pièges d’une écriture moraliste qui tracerait des destins irréels à ses héroïnes. « Bandes de filles » est en cela une grande oeuvre contemporaine et concernée espérant un horizon nouveau pour ses personnages, mais ne leur offrant que le monde réel. Un des grands films de cette année.

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