Après cinq ans d’attente, le Iosseliani nouveau est arrivé. Comme un grand cru qui se fait de plus en plus rare, un élixir de jeunesse, remarquable par sa longévité et sa faculté à exister hors du temps. Grand cru aussi, car dans de nombreux films du talentueux cinéaste géorgien, l’amitié se noue, se cimente (et se délite parfois aussi) autour de la boisson. Le Iosseliani nouveau est-il nouveau ? Non, pour le meilleur et pour le pire, surtout le meilleur. Il conserve le charme unique des ingrédients propres au Maitre, brasse ses obsessions et thèmes de prédilection, dans un mélange savant d’anarchie et de sophistication.
Chant d’hiver n’est pas vraiment résumable – malgré le trompeur synopsis qu’on trouvera sur les sites bien informés, et tant mieux, ou pas…
Lors de la révolution française, un aristocrate est décapité pipe au bec. On retrouve le même homme devenu aumônier militaire en Géorgie puis, il prête ses traits à un concierge lettré dans un Paris d’aujourd’hui. Quoique…
Car la notion d’actualité est très personnelle chez le truculent cinéaste, d’où sa capacité à s’être créé une place à part dans le cinéma, à défier la temporalité, quitte à passer parfois pour passéiste. Nonobstant, Otar est trop anar pour que ce type de soupçon persiste trop longtemps. Le comédien Rufus se charge de ces différentes incarnations dont le point commun est d’être à chaque fois une figure iconoclaste, jamais là où on l’attend et tordant le cou aux clichés. Tordant le cou jusqu’à en perdre la tête : ce qui arrive au premier personnage. Il sera néanmoins tendrement bercé par une des témoins qui tricote tout en ne perdant rien du « snuff movie » avant l‘heure qui s’offre à ses yeux voraces ; avant l’arrivée de l’aumônier tatoué, les têtes explosent sous le coup des baïonnettes ; le meilleur ami du concierge intello s’occupe de crânes, jusqu’à s’offrir une tête à l’effigie de son ami. La boucle est bouclée. C’est là où parfois le bât blesse : à certains moments, Iosseliani semble vouloir appeler à la rescousse une dramaturgie restée jusque-là nonchalante et tisse soudain trop de liens : tous ses protagonistes habitent dans l’immeuble, même l’accordéoniste muet (joué par Pierre Etaix, invité récurrent et pair du cinéaste), ce qui peut s’apparenter plus à de la paresse ou un pied de nez à la narration qu’à une vraie trouvaille. On préfère le Iosseliani, joueur et iconoclaste, qui nous régale lors de la scène où le jeune voleur est coaché par le concierge et son ami, pour draguer la violoniste : « Vous lui dites que l’Hymne à la joie de Beethoven, c’est dégueulasse ! – Wagner, Beethoveen, qui c’est ? Connais pas ! ».
Ou encore, Rufus concierge qui console l’aristocrate ruiné qui va être expulsé de son château : « C’est la lutte des classes, M .le baron, mais ça ne va pas durer ».
Cette phrase récapitule toute l’œuvre d’Iosseliani, dont ce film-ci semble revisiter toute la thématique : aristos punis, déclassés en faveur de parvenus (Rufus, puis le baron), sagesse des clochards célestes, éloge du vol à la tire, absurdité du couple et in vino veritas.
A partir du moment où on accepte de se laisser dériver dans cette visite joyeusement non guidée où tous ces thèmes du maitre reviennent vous scander leur irrévérence et qu’on n’attend plus vraiment d’histoires, le pacte est scellé. Un peu à l’instar de cette trouvaille merveilleusement bancale : la porte dans la muraille ; porte de la perception qui sait s’ouvrir à celui qui la voit. Toute la magie et la fragilité de l’œuvre du maestro sont synthétisées ici : une suspension de croyance et la porte se ferme et vous aussi.
Une porte insolente semblant narguer les effets spéciaux ; elle « s’ouvre » dans le mur, façon Méliès. Elle ne se donne même pas la peine d’être crédible et débouche sur un jardin enchanteur de conte de fées, peuplé d’oies, de cygnes, de nénuphars et de plantes luxuriantes. Une beauté intemporelle qui s’estompe dès que la laideur moderne rappelle à l’ordre le héros : la sonnerie de son portable.
D’ailleurs, Otar méprise tant ces bourreaux des temps modernes que lors d’une dispute, Rufus finit par jeter son téléphone dans un élan de colère.
Le seul bémol est cette systématisation des recoupements : non seulement, tous habitent le même immeuble mais, ils se retrouvent également réunis au château du baron ! A y réfléchir, plutôt que de la pusillanimité, on penche pour de l’insolence, tant Iosseliani nous réjouit par son travail unique sur les plans séquences filmés en plan large avec un souci du détail qui fait sa patte unique et ses clins d’œil malicieux d’une scène à l’autre : une jeune femme hache de l’ail avec une mini-guillotine, la bande de chiens baladés fièrement en laisse au début du film, se retrouve délivrée de leurs liens, libres et prêts à tout. Comme le grand cinéaste qui fait fi des modes, des diktats de la pensée et de la narration. Avec une élégance crane et insurrectionnelle qui galvanise.
L’anarchie n’empêche pas la foi : Otar croit en ses images et à ce qu’il filme à l’instar de cette porte malicieuse.
A une époque où tant de cinéastes se contentent d’un découpage simpliste, filmant à l’épaule, privilégiant les gros plans et autres facilités des champs/contrechamps, son exigence visuelle est salutaire, son esprit je-m’en-foutiste aussi. Attention, juste à ne pas faire de l’anarchie une règle, Otar ! et un pis-aller. Adieu Plancher de vaches ou Jardins d’automne mélangeaient allégrement cet esprit délicieusement paillard et une attention soutenue à la réalisation, -comme dans Chant d’hiver-mais ils racontaient des histoires plus élaborées et moins cousues de fils blancs. On attend donc la nouvelle cuvée avec ferveur, grisés d’avance.
D’ores et déjà, on fredonne encore longtemps ce Chant d’hiver à la mélodie entrainante tout en n’étant pas sûr d’avoir bien saisi le pourquoi du titre ?
Et pourquoi pas ? dirait surement le facétieux cinéaste.
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