Pour comprendre ce petit miracle qu’est Aftersun, il faut remonter loin. 1974, Alice dans les villes de Wim Wenders. Se souvenir de la complicité solaire entre la petite fille et Rüdiger Vogler au fil de leur longue errance. Se souvenir aussi de ce qu’il advient lorsque, engourdi par le soleil au bord de la mer, la mémoire glisse vague après vague jusqu’à une enfance des sensations où se mêlent les souvenirs, l’imaginaire et l’environnement ambiant, laissant remonter tel détail significatif, aussitôt oublié, coulant la notion du temps, de l’espace et de sa propre identité, avant de refaire brutalement surface à la dernière image, comme une petite mort.
Sept ans d’écriture auront été nécessaires à la réalisatrice Charlotte Wells pour tisser ces quatre-vingt-seize minutes de vacances entre un père divorcé ou séparé, Calum et sa fille de onze ans, Sophie. Filmées par l’un ou par l’autre avec une petite caméra, visionnées le soir par l’un ou par les deux, zébrées de lumières stroboscopiques lors de scènes de danses qui nous laissent douloureusement entrevoir une possible absence paternelle, revenant à la lumière de ce qui semble le réel d’un club de vacances en Turquie, elles trament avec une sensibilité rare la matière même d’une mémoire : celle de Sophie devenue adulte et mère visionnant, seule, ses films d’enfance. Calum n’est plus là, sans que rien ne soit dit de sa disparition, mais que tout ait fini par la faire émerger à la faveur de ce patient tricotage du temps que signe le long retour en arrière de Sophie cherchant à faire revivre la figure aimée, à la saisir, à la comprendre. Hélas, la vérité des disparus échappe d’autant plus qu’on cherche à s’en approcher tout comme l’instant s’évanouit au moment même où il est filmé.
Très travaillé, aux transitions coupées, le montage liant toutes les séquences en un flux de mémoire aquatique achève de nous faire doucement perdre pied et, comme Calum, de nous enfoncer dans la gueule des vagues de Turquie sans plus savoir s’il s’agit de rêve ou de réalité et surtout, sans plus se soucier de le savoir. Ainsi la jeune Sophie semble-t-elle s’amuser en ne voyant pas son père revenir à la surface : « Il a pas son brevet de plongée, mais il va s’en sortir, c’est sûr… Bye bye, bye bye… » En mêlant différents niveaux de réalité, en se refermant sur l’instant au moment même où il passe pour transformer chaque présence en mystère, le dit et le vu n’étant jamais que des manifestations, des images lancées à la face de l’autre, Aftersun nous fait réaliser que là se trouve le mouvement même de la vie, à charge pour nous ensuite de le reconstituer, de le re-monter pour tenter de capturer la vérité de l’autre. Or l’autre, Calum en l’occurrence, est celui qui échappe. Entrecoupé d’images morcelées, comme implosées en multiples pixels, Aftersun nous signifie qu’une destruction s’opère au sein de son processus, sans que la narration nous délivre le sens de cette dernière : la fêlure, la disparition progressive du père, comme inscrite dès le départ, ou dans le silence par lequel il répond à la question de sa fille : « Tu t’imagines à quarante ans ? » Toutes ces forces sous-jacentes posent ainsi leur mine au creux de séquences de vacances en apparence solaires et finissent par faire imploser la structure en abyme de la narration pour nous abandonner dans le temps présent de l’irréparable. Aftersun trace subtilement sa piste fraîche et neuve d’un cinéma se retournant sur lui-même pour questionner l’image et pour finir, l’impossible vérité de l’être.
Comme pour Alice dans les villes ou La Barbe à papa de Bogdanovich, deux références majeures de la réalisatrice, rien n’aurait été possible sans un casting providentiel. Élu meilleur acteur aux Oscars 2023, désarmant de sensibilité juvénile, traversé de fêlures secrètes, Paul Mescal fait face à Frankie Corio qui incarne une Sophie pré-adolescente mutine et un brin trop éveillée, troublante par son incroyable aisance rappelant celle de Jodie Foster à son âge. L’amour qui les unit, le regard bienveillant et plus compréhensif qu’il n’y paraît de Sophie pour son père suffirait à lui seul à faire le film, émaillé de tendres complicités, parfois référencées comme lorsque Sophie imite tous les mouvements de son père sur une aire de repos, à l’instar d’Alice et son père de remplacement, ou de symboles lorsque Calum apparaît le bras plâtré, affichant d’emblée sa fragilité adolescente, comme dans Somewhere de Sofia Coppola.
Primé à la semaine de la critique à Cannes, grand prix du festival de Deauville, Aftersun signe brillamment le premier long métrage de Charlotte Wells. Une œuvre en partie autobiographique, la réalisatrice ayant été confrontée à la mort de son père durant son adolescence. Une belle et troublante expérience cinématographique portée par sa narration non linéaire, la justesse de sa direction d’acteurs et de sa bande son ressuscitant Bowie et The Queen dans Under Pressure, Losing my religion de R.E.M, Blur ou The Lightning Seeds.
FICHE TECHNIQUE
Drame – Etats-Unis – 2022 – 98 min – Sortie Fr 11 février 2023
Scénario et réalisation : Charlotte Wells
Interprétation : Paul Mescal (Calum), Frankie Corio (Sophie jeune), Celia Rowlson-Hall (Sophie âgée)
Producteurs : Mark Ceryak, Amy Jackson, Barry Jenkins, Adele Romanski
Maisons de production : BBC Films, Pastel
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