Les joies du devoir

Que dire sur « les joies du devoir »? C’est le sujet de la dissertation à laquelle le personnage principal de La Leçon d’allemand (Deutschstunde), huitième long métrage du réalisateur allemand Christian Schwochow, ne parvient pas à répondre dans les temps impartis. Déjà enfermé dans une prison pour une raison que nous ne connaîtrons qu’à la toute fin du film, Siggi (Tom Gronau) est alors mis au mitard afin d’écrire une réponse convaincante dans une série de cahiers faisant office de journaux intimes. Il n’y a que par l’isolement et la solitude du cachot que l’écriture introspective pourra surgir, comme on peut le constater en littérature (exemplairement, Les Derniers jours d’un condamné de Victor Hugo) ou au cinéma (à voir prochainement : Bruno Reidal de Vincent Le Port, qui sort en mars prochain), « les joies du devoir », indicibles, étant marquées dans la chair (la plaie que Siggi triture lors de la première scène du film) et dans l’âme du jeune homme. Et l’acte d’écriture de permettre une replongée dans de douloureux souvenirs dans un long flashback.

Le sens du devoir (U. Noethen) (©Wild Bunch)

Siggi est enfant lors de la Seconde Guerre mondiale (il est alors interprété par le jeune Levi Eisenblätter) ; il est le fils de Jens Jepsen (Ulrich Noethen), policier d’une petite bourgade littorale allemande et affidé au régime nazi dont il suit à la lettre et aveuglément les préceptes eu égard à ses responsabilités. Jens est en lutte idéologique et psychologique avec son ami d’enfance Max Nansen (Tobias Moretti), artiste-peintre dit « dégénéré » dont les toiles dites « malades » doivent être confisquées et auquel on interdit de vivre de son coup de pinceau. Siggi est alors pris entre le marteau et l’enclume, obligé d’obéir à un père tyrannique dont il respecte de moins en moins le « sens du devoir » et attiré de façon presque magnétique par l’envie de peindre, se plaçant alors sous l’aile de ce mentor dont l’art est hors-la-loi.

Adapté du roman le plus connu de Siegfried Lenz, auteur allemand qui n’a pas son pareil pour dépeindre les affects complexes et endoloris de familles à l’apparence classique mais dissimulant sous une chape difficile à percer de lourds secrets indélébiles, La Leçon d’allemand s’avère être un film rugueux, creusant progressivement son sillon sans qu’aucun obstacle ne puisse l’empêcher d’avancer. Christian Schwochow privilégie la frontalité, la solidité d’un classicisme germanique enregistrant sans ciller la réalité ambiguë et la violence scellant les rapports humains en cette période trouble. On peut alors penser à l’austérité virtuose de la mise en scène du Ruban blanc de Michael Haneke (2009), traitant peu ou prou des mêmes sujets (l’organisation délétère d’une société rongée par une sorte de tyrannie de la morale et provoquant alors sa propre déliquescence à l’orée d’un conflit mondial), auquel Schwochow emprunte la dureté formelle glacée et marmoréenne, ainsi qu’un élément saillant de la distribution (Maria Dragus, qui jouait la fille du pasteur chez Haneke, interprète ici la soeur de Siggi et, donc, la fille du nazi).

Osciller entre deux pôles (L. Eisenblätter ; T. Moretti) (©Wild Bunch)

Cette parenté est d’autant plus évidente lorsque l’on se penche sur la façon assez hanekienne qu’a Schwochow de caractériser ses personnages, moralement écartelés par les multiples orientations morales que leur époque leur ordonne de suivre coûte que coûte. Le personnage de l’enfant Siggi, que le film suit et dont il adopte le point de vue déjà dénué de l’innocence du jeune âge, est bien entendu la boussole sans nord d’un film dont l’enjeu principal semble de comprendre en vain ce qui semble incompréhensible : une perte d’humanité paradoxalement conditionnée par le fait de suivre des principes édictés pour le bien commun. Enfermé dans cette prison à ciel ouvert qu’est la rase campagne et les vasières longeant le littoral de la Mer du Nord, ne pouvant fuir et oscillant donc entre les deux pôles idéologiques que sont son père et le peintre Max, Siggi ne peut que constater la perte de repères due à la fonction policière au service de la barbarie la plus illégitime du premier, et l’absence de la réaction attendue de la part du second, comme anesthésié par la résignation. Violence et résignation sont les deux inconnues d’une équation dont le résultat sera toujours la déshumanisation : celle exercée par le fort et subie et finalement acceptée par le faible. C’est en naviguant de l’un à l’autre de ces pôles que Siggi montre qu’il semble le seul capable de conserver sa raison et son humanité, créant dans une maison abandonnée une sorte de petit sanctuaire, de cabinet de curiosités tout personnel où il entrepose de façon presque religieuse certaines œuvres de Max Nansen subtilisées au nez et à la barbe des nazis et de son père, des dessins interdits détruits mais reconstitués par l’enfant, ainsi que des squelettes d’oiseaux de mer morts ou des morceaux de vitres brisées reflétant une lumière diaphane sur ce musée clandestin. Et La Leçon d’allemand de faire de ce lieu privilégié une sorte de havre à l’écart de l’agitation d’un monde peu à peu réduit en cendres.

Car dépositaire de la loi et de l’ordre, le père policier exerce sa tyrannie par le truchement de la brûlure et de l’immolation, symptomatique d’un régime nazi qui a cherché à faire disparaître par le feu tout ce qui pouvait l’indisposer (de la négation des écrits qui leur déplaisaient par les autodafés à la dissimulation de leur barbarie par l’usage abject des fours crématoires). Jens, funeste Prométhée, a donc pour réflexe de maîtriser le feu destructeur (les tableaux de son ami Max, le « musée » de son fils lors d’une scène déchirante) ou mutilateur (la main de Siggi collée sur le poêle de la cuisine pour l’empêcher de s’adonner à l’art « dégénéré »). Tout ceci pour exercer « les joies du devoir »…

Sauver l’humanité (©Wild Bunch)

Que dire sur elles, donc ? Peut-être que, reconduites d’un système à un autre, d’une idéologie totalitaire et dictatoriale dont le père de Siggi fut le bras armé du bâton correcteur à un système carcéral imposant une réflexion automatique et une série d’humiliations sous couvert de sécurité (la fouille intégrale et la nudité à l’entrée du mitard au début du film), lesdites « joies » ne sont finalement que les signes visibles d’un brasier inextinguible, celui d’une déshumanisation comme exercice de pouvoir couvant toujours sous les apparences de la liberté. Pour preuve : celui qui se fait devoir de se lever contre « le devoir » finit incarcéré.

Film pessimiste, peut-être un peu trop didactique pour ne pas en braquer certains (car finalement, la dissertation de Siggi et sa fin en soi sont bel et bien signées par Christian Schwochow à travers son film), La Leçon d’allemand reste le constat implacable, plein de rigueur et de rugosité, du piège de la violence dans lequel s’enferre une humanité qui n’apprendra jamais de ses erreurs.

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A propos de Michaël Delavaud

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