Une famille adoube Christine Angot comme une autrice dont le travail s’inscrit dans notre époque. Non pas celle qui l’a vue naître artistiquement et médiatiquement par le truchement de la sortie et de la promotion de L’Inceste (1999), roman intime jusqu’à l’impudique, aussi bien geste cathartique pour elle que prétexte au voyeurisme pour les animateurs malsains de talk shows qui s’en sont allègrement repus (exemple-type : Thierry Ardisson, montré à son désavantage et guidé par son cynisme rigolard lors d’une séquence montant des extraits terribles de son émission-phare d’alors, Tout le monde en parle), mais celle des années post-MeToo, mouvement qui a fait reconsidérer la place du masculin et de son emprise au sein de nos sociétés majoritairement patriarcales. L’une des nombreuses séquences très émouvantes du documentaire montre l’écrivaine assise dans son canapé, écoutant la fameuse émission « Le Masque et la Plume » recensant son dernier roman en date, Le Voyage dans l’Est ; un critique y exprime son amour pour l’ouvrage et pour celle qui l’a écrit, rappelant qu’elle fut vilipendée pendant de nombreuses années pour l’obscénité présumée de son travail (et entre autres par la même émission de France Inter vingt ans auparavant, dont les intervenants étaient allés jusqu’à la traiter de « pute », comme le rappelle justement Ardisson avec un sourire satisfait aux lèvres), alors même que l’obscénité, dans tous les sens d’un terme allant de la vulgarité à ce qui doit rester « hors de la scène » donc des regards, se trouvait dans l’infamie qu’elle a subie étant enfant. Visage fermé, les larmes aux yeux, hochant la tête de temps à autre pour appuyer les propos forts et réconfortants qu’elle entend, Angot se retrouve moins à jouir du respect dont elle est aujourd’hui l’objet qu’elle en semble justement comme attristée, être blessé ayant hurlé dans le vide pendant des années et soudainement entendu après tant de temps perdu.
L’ensemble du film peut être contenu dans ce court passage, à la fois humble et tendu, revenchard dans le sens où Christine Angot confronte le passé à lui-même : celui des considérations médiatiques très dures auxquelles elle a fait face comme le sien propre, ce qui revient finalement au même du fait que sa littérature, celle qui fut critiquée et méprisée par certains, la raconte intimement. Son travail auto-fictionnel et sa personne ne font qu’un, comme un seul corps souffrant, entité hurlante, dénonciatrice, qui s’est longtemps heurtée à tous les murs possibles. De ce point de vue, Une famille se révèle moins comme le premier film d’une femme de lettres néo-réalisatrice qui souhaiterait, presque par caprice (c’est parfois le cas), changer de support créatif qu’une œuvre supplémentaire s’inscrivant dans la démarche globale d’Angot de se raconter elle-même, de « vider son sac » par l’écriture (ici filmique) afin d’exorciser les démons qui la possèdent depuis ses treize ans.
Le documentaire raconte la volonté tout aussi déterminée que terriblement difficile de l’autrice de retrouver les personnes de sa vie d’avant, celles qui ne l’ont pas crue ou qui ont laissé se perpétrer l’inceste dont elle a été victime, afin de les mettre par la conversation (souvent très dure) face à leur faute morale. Cette nouvelle exhumation du passé a pour détonateur la tournée promotionnelle pour Le Voyage dans l’Est qui, par le hasard des salons littéraires auxquels les auteurs doivent se soumettre, lui fit remettre les pieds à Strasbourg, ville qu’elle habitait avec son père et la femme de celui-ci lors de son adolescence. Madeleine proustienne traumatisante, le lieu est résurgence, provoquant un ressac émotionnel d’une grande violence. La première séquence d’entretien, à vif, en porte bien entendu la marque : accompagnée de la directrice de la photographie et amie Caroline Champetier et de deux cadreurs, Christine Angot sonne chez la femme de son mari (qui, quelques semaines auparavant, a semblé refuser ses appels téléphoniques) et se trouve dans l’obligation de forcer la porte de son ancienne marâtre, celle-ci voulant claquer la porte à la vue des gens qui accompagnent l’autrice. Symptomatique de ce que recherche Une famille (ouvrir les portes et créer des brèches avec la violence rageuse que cela peut supposer), la séquence saisit littéralement par la détermination de la victime à se faire entendre et à converser avec celle qui a laissé faire, et par la détermination similaire de la vieille dame à s’exonérer de sa complicité en assurant de façon cosmétique sa belle-fille de sa peine pour elle.
L’autre entretien fort du film confronte Angot à son ex-mari (et père de sa fille), Claude Chastagner, lui rappelant un épisode douloureux, l’homme qu’il était à vingt ans ayant entendu un viol incestueux subi par sa compagne et n’étant pas intervenu. Mis presque quarante ans plus tard face à son silence, Chastagner oppose un second silence, le concernant celui-ci puisqu’il entourait les attouchements qu’il avait lui-même subis à onze ans, et que la situation lui a fait revivre, nouvelle résurgence. La séquence est déchirante du fait de la grande délicatesse empreinte de profonde tristesse qu’elle véhicule, et qui contient l’essence du documentaire dans son ensemble, d’ordre presque maïeutique : mettre des mots sur l’innommable afin de faire ressortir les maux au grand jour, les dompter et permettre la possibilité du pardon. Une famille porte finalement en lui une démarche toute lanzmanienne, l’aspect massif mis à part, différence de proportions cohérente au regard des sujets que chacun aborde : Lanzmann exhume les traumatismes de l’Histoire quand Angot aborde son histoire traumatisée ; dans l’usage du « h » majuscule ou minuscule se place la monumentalité de l’un et la discrétion intime et en vase clos (bien que le récit soit exemplaire) de l’autre.
On a le droit de ne pas aimer Christine Angot. On a le droit de la trouver aride, dure, arrogante, torturée, mordante, impudique. C’est l’image qu’elle a certainement donnée d’elle lors de ses multiples interventions médiatiques, peut-être parfois dans sa littérature. Mais Une famille, récit d’une souffrance ancrée et tentative de toucher à une sérénité nouvelle (de ce point de vue, la dernière séquence faisant converser l’autrice et sa fille est d’une profondeur émotionnelle inouïe), explique cet ethos en y mettant encore une fois les mots et les images du film, et ne peut que réhabiliter Christine Angot auprès de ceux qui avaient encore un doute sur sa personne publique. Et, il faut bien l’avouer, ceci aussi est fondamentalement bouleversant. Ce documentaire est un chef-d’oeuvre.
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