Le vecteur animal
Dans l’imaginaire commun des films de sorcellerie, le vecteur animal est omniprésent, représentatif comme la chèvre de The Witch de Robert Eggers, sacrificiel (et la découpe minutieuse d’un corbeau), ou encore transmorphique et la troublante capacité de la sorcière à se métamorphoser en bête sauvage. Dans Brujeria, Christopher Murray (dont c’est le second long-métrage après Le Christ aveugle en 2017) additionne avec plaisir coupable les poncifs du genre, de sa scène d’ouverture si évocatrice (et un champ d’agneaux agonisant en représailles de colons allemands souillant les terres autochtones) à l’appel du ciel (la ronde des oiseaux en signe prédicateur), la malédiction « pinochiesque » de l’enfant en animal (ici en chiens errants) ou encore la transformation de la sorcière en chien-loup féroce prêt à dévorer son ennemi. Le vecteur animal chez Murray est donc central, désamorce l’affrontement colonial pour mieux en détourner sa radicalité et favoriser ainsi une approche métaphorique bien plus convaincante. On se rappelle du film de Felipe Galvez Haberle qui traitait déjà d’un sujet similaire (l’expropriation des terres chiliennes), ici Murray utilise comme (sublime) écrin l’île chilienne de Chiloé (que l’on compare souvent à la Bretagne) comme terre de feu et d’affrontement entre colons et amérindiens, mais contrairement à Haberle, par les contours de la magie et du sacrifice. Et en premier lieu donc, l’animalité omniprésente qui permet à Murray de limiter les affrontements physiques (ce sont des chiens qui dévoreront le père de la jeune Rosa en début de film) voire les éradiquer de sa trame, pour se focaliser exclusivement sur la signification animale, à la fois en sanction (les agneaux morts, le dépècement de poissons, les enfants allemands transformés en chien) et récompense (le deuil par la mort d’un oiseau, censé libérer la peine de Rosa). L’affrontement physique ainsi détourné permet alors la valorisation de l’intelligence pacifiste des Huilliches (jusqu’à cette scène finale où le chien enragé fera preuve de clémence) et offre à Brujeria une intensité remarquablement contradictoire entre apaisement et rage, une vengeance silencieuse et spirituelle de Rosa en en totale opposition à une autre vengeance en costumes, celle de Clare dans The Nightingale (Jennifer Kent, 2018) et sa violence exaltante.
Copyright Bobine Films
« La terre c’est la mer, le ciel c’est la mer »
De manière, il est vrai, binaire et sur-appuyé, Murray ne cesse d’opposer le christianisme et sa sidération des cieux face à la spiritualité huilliche focalisée sur la mer. Il va utiliser la trajectoire spirituelle de Rosa pour imager cette confrontation de rite, l’une basée sur la culpabilisation, l’autre sur la libération. Rosa au départ soumise à la religion catholique s’en délivrera dans les eaux d’une cascade dans un anti-baptême quasi ironique, lui fermant les portes du paradis céleste pour lui ouvrir celui de la sorcellerie et de l’accès au transmorphisme canin. Du récital initial du fameux « Notre père qui est aux cieux », elle finira en toute fin de film les mains superposées comme à l’eucharistie, à incanter qu’« il y a toute la mer » dans sa bouche. La mer a définitivement enseveli la terre et le ciel. Là encore, Murray évite avec finesse l’écueil d’un discours anti-catho primaire réduisant idiotement la monstruosité du colonialisme à l’appel du Pape, mais confronte plus qu’il n’oppose, et évite (de justesse) un manichéisme idéologique qui aurait pu alourdir grandement son histoire. Rosa découvre en elle les ressources inespérées d’une nouvelle force vitale et réussira à drainer la douleur du deuil de son père en une transformation tout d’abord spirituelle, puis physique par la thérianthropie, don d’une sorcellerie (brujeria) antique, et imagée par l’apposition d’une chair (humaine ou animale) sur son corps frêle, une unification de matière libératrice. Rosa est désormais bien l’une des leurs, ardente descendante de son père assassiné. Dans Brujeria, Murray réussit à trouver un savant équilibre entre poncifs du genre (et ses métaphores animalières) et élévation spirituelle, il délaisse délibérément la violence guerrière et coloniale pour un affrontement à distance, la mer des huilliches faisant face aux cieux christiques des colons.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).