Comme chaque réalisation de son auteur depuis plus d’une décennie, Tenet figurait parmi les blockbusters les plus attendus de l’année. Après un calendrier de sorties largement chamboulé par une période pandémique et les reports en cascades occasionnés, le onzième long-métrage de Christopher Nolan arrive sur les écrans français en cette fin d’été 2020. Saluons brièvement la prise de risque que prend Warner Bros, en proposant la première grosse production à l’ère COVID-19. Une décision d’autant plus courageuse à l’heure où une autre major que l’on s’abstiendra de nommer, a choisi, dans une logique de pur profit, de faire une croix sur les salles obscures, quitte à poignarder sans scrupules des exploitants en demande de propositions porteuses. Désormais espéré tel un messie en capacité de relancer une fréquentation en berne, le film nourrit de manière quasi automatique de nombreux fantasmes auprès d’adorateurs toujours prompts à scruter chaque mouvement du cinéaste britannique dans l’industrie. Trois ans après un Dunkerque qui marquait si non une rupture, une évolution notable dans l’œuvre du metteur en scène, lequel épurait son écriture (dialogues réduits au strict minimum) au profit d’une expérience visuelle et sonore assez impressionnante, vers quoi allait bien pouvoir tendre ce nouvel opus ? Lancé par une campagne promotionnelle aussi minutieuse qu’imposante et énigmatique, rien ou presque n’a filtré si ce n’est un titre en forme de palindrome, un morceau inédit de Travis Scott (The Plan), un synopsis officiel délibérément évasif et la promesse d’un grand spectacle « high concept » dont Nolan a le secret. Muni d’un seul mot – Tenet – et décidé à se battre pour sauver le monde, notre protagoniste (John David Washington) sillonne l’univers crépusculaire de l’espionnage international. Sa mission le projettera dans une dimension qui dépasse le temps. Pourtant, il ne s’agit pas d’un voyage dans le temps, mais d’un renversement temporel…

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Copyright 2020 Warner Bros. Entertainment, Inc. All Rights Reserved. / Melinda Sue Gordon

Logos succinctement dévoilés en quelques secondes, tel Michael Mann sur Miami Vice, Christopher Nolan délivre une entrée en matière brute, dénuée d’une quelconque forme d’exposition. Introduction dans la continuité de son prédécesseur Dunkerque : l’action est ample (le montage articulé autour d’une multiplicité d’événements simultanés décuple l’envergure), les cadres et raccords millimétrés tandis que la bande-son assourdissante se confond avec le sound design. Au cours de ce prologue, plus que jamais la sensation pure précède le sens. Embarquement immédiat au cœur d’une intrigue d’espionnage aux quatre coins du globe (adorateur de James Bond, Nolan en propose d’une certaine manière sa version) dont les tenants et aboutissants se révéleront au compte goutte. Le metteur en scène échafaude un spectacle haletant, mené sans temps morts et dopé aux morceaux de bravoure diversifiés : attentat, intrusion nocturne dans un immeuble, crash « réel » d’un Boeing 747,…. Orchestré avec une virtuosité désormais coutumière, les images impriment durablement la rétine, à ce titre, la promesse première de Tenet, à savoir assurer un divertissement de haute-volée, est totalement tenue. Narrateur et monteur à la maîtrise souveraine avérée, quitte à parfois verrouiller ses dispositifs, le cinéaste a opéré quelques changements importants lors de ses dernières réalisations. Signes d’une volonté de contrarier sa maestria, de se confronter à ses propres limites. Architecte de concepts et d’univers sophistiqués qu’il se plaît à rendre tangibles et intelligibles, il laissait enfin affleurer pleinement l’émotion sur Interstellar quand en comparaison, un Inception, aussi exaltant puisse t-il être, restait assez froid dans son versant mélodramatique. De même, à la tentation des longues sentences explicatives, du mode d’emploi scénarisé et des personnages fonctions, il prenait un radical contrepied sur Dunkerque en flirtant avec l’abstraction et versant dans la sidération pure. Ce nouveau métrage, s’il ne révolutionne pas en profondeur l’approche de son auteur, tire profit de ces récentes expérimentations en plus d’opérer quelques variantes et appréhender des terrains de jeu inexplorés.

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Inspiré du carré Sator et son palindrome latin « SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS » (soit autant d’éléments disséminés dans le film), le cinéaste développe un « high-concept » retors, rendu étonnamment ludique. Les dialogues (volontairement) plus évasifs qu’à l’accoutumée ainsi que le duo formé par John David Washington et Robert Pattinson, ne sont pas étrangers à cette sensation. Nouveaux venus dans l’univers de Christopher Nolan, ils contribuent à injecter une énergie nouvelle. Le premier, révélé chez Spike Lee avec l’excellent BlacKkKlansman, impose justesse et intensité, mais aussi une réjouissante capacité à décontracter l’atmosphère. Légèreté brève mais bienvenue au sein d’un cinéma à connotation très sérieuse. À ses côtés, l’ex-vampire starifié de Twilight (depuis bien longtemps l’un des acteurs les plus intéressants de sa génération), atout charme au charisme massif, fait office de parfait acolyte (comme il l’était déjà pour James Gray sur The Lost City of Z). Au plaisir de ces interprétations s’ajoute un jeu de manipulation cher à son auteur qui trouve ici une dimension inédite, potentiellement vertigineuse. Le héros de Tenet qui n’a pas d’autre appellation que le « protagoniste », constitue à la fois un personnage « entier » et une perspective conceptuelle, en faisant un possible miroir tendu du spectateur lui-même. À mesure que l’intrigue dévoile ses secrets, selon où se glisse notre regard, il se révèle simultanément acteur et observateur du récit (la notion de libre arbitre et de prise de décision sera évoquée à plusieurs reprises). À l’instar du public derrière l’écran, libre de se positionner sur la finalité de ce qu’il voit (ou croit voir) au gré des péripéties, rebondissements et à terme des revisionnages. L’art de Nolan consistant à créer une forme de magie par l’illusion à travers la métaphore idéelle atteint alors en puissance sa plus belle expression.

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Paradoxalement aussi passionnante soit cette grille de lecture, le pouvoir de fascination qu’exerce progressivement Tenet se situe dans ses à-côtés, ses vraies-fausses digressions, sa façon de s’échapper régulièrement de son programme sans jamais totalement le délaisser. S’il s’apparente à bien des égards à la quintessence même du cinéma de son auteur, en laissant s’inviter des émotions jusqu’à présents absentes ou minorées, il en devient sa variation la plus libérée. L’allusion plus haut à Michael Mann n’avait rien d’anodine, si le cinéaste s’était déjà ouvertement référé à Heat lors de The Dark Knight, il nous renvoie par à coups aux précieux frissons procurés par Miami Vice. Soit à nos yeux, un sommet contemporain de grand film lyrique et sentimental dissimulé derrière des contours de grosse machine estivale (et avant lui, le parfois décrié Mission : Impossible 2 de John Woo). Certainement plus pudique que son aîné, Christopher Nolan ne cherche pas à imiter sa radicalité, plutôt à restituer des sensations similaires sans trahir son langage ni ses aspirations personnelles. À la faveur de son imparable science du casting, il offre le plus beau rôle féminin de son œuvre à l’épatante Elizabeth Debicki (remarquée dans Les Veuves de Steve McQueen et dans une moindre mesure Man From U.N.C.L.E), grande silhouette insaisissable dont la froideur de façade n’est qu’un majestueux leurre. Dès sa première apparition, un autre récit semble s’écrire en filigrane, celui d’une romance fuyant les complexes lois temporelles mises en place. Il n’est plus question de mots, seulement de capter par bribes gestes et regards, d’effleurer des corps afin de suggérer l’éventualité amoureuse, à la manière d’un Terrence Malick (auquel on pense inévitablement lors des scènes de flash-back et leur narration par les seules images). Simple et dépouillée, cette facette inattendue permet à une autre notion inhabituelle de s’intégrer à l’ensemble, la violence. Le méchant de l’histoire, s’il n’est pas sans rappeler dans sa démesure les multiples adversaires de l’agent 007 au cours des différentes décennies, surprend par la brutalité à peine contenue qui l’anime dans la sphère privée. Cruel et inquiétant, la menace qu’il représente s’exerce ainsi à plusieurs échelles, rejoignant alors le dessein d’un long-métrage, qui refuse de dissocier l’intime de l’universel. Pour toutes ces raisons (et sûrement bien d’autres encore), Tenet se pose comme un objet d’émerveillement démentiel, spectaculaire, émouvant et incroyablement excitant.

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A propos de Vincent Nicolet

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