On attendait beaucoup du titre et du casting, mais on craignait le pire en voyant le nom de Christine Angot apparaître aux côtés de celui de Claire Denis, à l’écriture du scénario. Plus de peur que de mal. Adaptation libre d’un texte de Roland Barthes, Un Beau Soleil intérieur devait initialement s’intituler Les Lunettes noires[1]. Cacher ses sentiments, pour mieux les montrer, est-ce là le propos du film ? Un Beau Soleil intérieur emprunte d’autres chemins de l’agonie amoureuse, ceux des manques et des excès d’un être qui n’est pas aimé à la hauteur de ses désirs. En exploitant le registre de la comédie de mœurs, sur le mode d’un discours doux-amer, Claire Denis s’illustre avec succès dans une veine qu’on ne lui connaissait guère, portant un regard toujours acéré sur les relations humaines.
Socialement, Isabelle est une mère divorcée, partageant la garde de son fils avec son ex-mari, et travaillant comme artiste-peintre. Parisienne solitaire, elle ressemble à une figurine en pochoir de Miss Tic, avec son corps émancipé, ses minijupes, ses cuissardes en daim noir et son carré fougueux. Moralement, c’est un personnage complexe, qui a passé l’âge des illusions amoureuses, mais n’en reste pas moins activement en quête d’accomplissement affectif. Sur la toile de fond de ses dévoiements amoureux, se détachent des cinq à sept miteux et de sordides rendez-vous lascifs. Les personnages masculins sont attaqués à l’acide : un banquier libidineux (Xavier Beauvois), un comédien désaxé (Nicolas Duvauchelle) et un galeriste fourbe (Bruno Podalydès) forment la galerie des lâches, dont le portrait acerbe ne bascule étonnamment pas dans la caricature. Pour l’occasion, des réalisateurs de renom sont passés devant la caméra pour étaler les pires défauts d’une masculinité sournoise. Amants peu amènes, ils éructent leur désir, jouent de leurs atermoiements et de leurs louvoiements, contrebalançant la gravité du personnage d’Isabelle par leur côté comique. On y verra une peinture de caractères cocasse, à laquelle Isabelle n’échappe pas non plus. Lasse de ses histoires désolantes et pourtant pétillante, elle peut tout aussi bien s’épandre en confidences scabreuses, la pupille lumineuse et le sourire mutin, dans les toilettes d’un restaurant, que se ressaisir et s’affaisser de douleur.
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Juliette Binoche investit émotionnellement et physiquement son personnage, qui n’est ni totalement désemparé, ni totalement libre. Elle se situe sur une ligne de faille qui ne la fait jamais basculer entièrement du côté du désespoir, malgré ses sourds moments de détresse. En même temps que sa fragilité resplendit, sa fébrilité transparaît dans toutes ses postures : c’est une façon de cligner la paupière, d’ôter ses cuissardes trop serrées, de plisser la commissure de la lèvre. Ou encore, de poser les mains sur ses genoux et de regarder l’autre d’une façon implorante. Manière de dire sa demande d’amour autrement que par des mots fallacieux. Directement, on est en empathie avec cet être à la fois souffrant et rayonnant. La caméra épouse le jeu nuancé de la comédienne, les gros plans scrutant méticuleusement les mouvements infimes du personnage. Juliette Binoche sait malaxer les mots et faire vibrer sa chair opalescente avec précision, art dont la caméra de Claire Denis tire parti efficacement. Le costume est on ne peut plus à la taille de l’actrice, qui, dans Sils Maria, nous donnait à voir une femme tellement mal dans sa peau que ses pores transpiraient la mélancolie.
Pourquoi aller vers des amants affligeants plutôt que vers des amours apaisées ? Isabelle est de ces héroïnes qui sont en décalage avec le monde contemporain. Elle aspire à une passion entière et ne se lie qu’à des hommes obsédés par l’argent et la propriété. Il y a François (Philippe Katerine), le petit bavard qui fréquente la poissonnerie de l’avenue Secrétan. Il étale son patrimoine et tente de se vendre comme un bon parti, au milieu des poissons morts. Il y a aussi cet inconnu de la galerie de peinture (Alex Descas), peu disponible ni disposé à entamer une relation, mais qui crée une ambiguïté en prenant la main d’Isabelle lors d’une promenade nocturne. Dans la danse, sur une chanson d’Etta James, Isabelle se défait de ces liens, s’approprie ses émotions et échappe à l’écœurement de la séduction hypocrite.
La satire sociale vise particulièrement la bourgeoisie qui pense que le monde doit lui appartenir : les femmes, la campagne, le ciel, et le oiseaux. Dans une tirade explosive, Isabelle se rebiffe contre un milieu qui marchande avec tout, y compris les sentiments, l’art et la beauté. C’est sans doute le seul moment où le langage coïncide parfaitement avec les émotions du personnage. Quand les corps veulent s’exprimer avec sincérité, les mots fuient, créant des malentendus comiques. Le verbiage ininterrompu du banquier, du comédien ou de l’héritier répondent systématiquement à la demande d’amour Isabelle. Tandis que la machine verbale garantit la continuité de l’intrigue, Claire Denis confie au montage le soin d’inciser dans la temporalité. Les scènes amoureuses sont présentées alternativement et ce sont moins des rebondissements qui structurent le film que des répétitions de situations. Quand apparaît Sylvain (Paul Blain), l’ouvrier, l’impossible se répète en raison des différences de classe. Isabelle, cédant à la panique, ne va-t-elle pas une fois de plus ternir son « beau soleil intérieur » ? La relation avec Sylvain est exemplaire de la fêlure du personnage, toujours sur le fil et émotionnellement tendu. La certitude fait place au doute, parce que le galeriste hypocrite aura instillé un fragment de suspicion amoureuse. Et ce qui n’était qu’une brèche apparemment contrôlée prend le dessus en un quart de tour, confrontant cette femme à de nouvelles turbulences.
L’instabilité du personnage est illustrée par un enchaînement de séquences de différentes tonalités. Par exemple, la scène de marivaudage amoureux dans l’espace confiné du restaurant est suivie d’une scène solitaire sur le pont de la rue Riquet, ouvert à tous les vents. À la distance maîtrisée d’Isabelle, face à son collègue, dans le rôle du prétendant peu bienveillant, succède une tempête sous un crâne. Si la première, avec ses plans en champ/contre-champ, souligne la force du personnage qui sait tenir tête à l’autre, la seconde abandonne son héroïne à sa vulnérabilité. Au-dessus des voies ferrées, face au grillage bleu, la voix étranglée de sanglots et le regard perdu sur les rails qui fuient à l’horizon, Isabelle est plus perdue que jamais. Nous rappellerons aussi les premières scènes du film, composées de plans zénithaux sur Isabelle et François faisant l’amour. Allongée sur le lit, le regard fixant le plafond ou les yeux fermés, Isabelle attend patiemment que son amant jouisse. Quand, plus tard dans le film, elle veut s’endormir et que son amant la harcèle, sa vulnérabilité et sa solitude éclatent jusque dans le frémissement de sa chair. Ces scènes nous paraissent essentielles en ce qu’elles octroient une place majeure à l’expression corporelle, dont nous avons souligné combien Juliette Binoche savait la rendre signifiante. La comédienne n’a visiblement pas approché son rôle de façon cérébrale, mais, comme elle l’a prouvé maintes fois, depuis Bleu, de façon sensible et sensitive. Il n’en fallait pas plus pour faire rayonner ce « beau soleil intérieur ».
Rayonnement que Claire Denis sait capter par sa technique de film et son art de la mise en scène. La peau de l’héroïne est toute en teintes chaudes, vibrante. Le sens plastique de la réalisatrice n’est pas démenti, les scènes formant des tableaux d’une grande rigueur formelle, sans sombrer dans le formalisme. Les plans ultra-cadrés sur la poissonnerie Secrétan jouent de la neutralité distante, tandis que le raccord sur l’œil évidé d’un poisson ne manquera pas de nous surprendre par son naturalisme peu ragoûtant. Une des premières confrontations amoureuses entre Isabelle et François (Xavier Beauvois) fait référence à Trouble Every Day, à travers un tableau qui orne le mur du luxueux appartement du banquier – avatar du cannibale, s’il en est. Nous mentionnerons aussi nombre de scènes d’ambiance, dont la séquence de conversation au bar, rappelant l’atmosphère d’ennui de Lost in Translation de Sofia Coppola. Les tenues d’Isabelle et ses souffrances psychiques ne doivent pas nous tromper : la mise en scène soigne le style sobre et épuré que l’on connaît à Claire Denis. La machine amoureuse n’a plus qu’à se gripper dans ses rouages verbaux, ces longs marivaudages qui créent le quiproquo tout en faisant avancer l’action. Ainsi, la scène finale, qui n’en finit pas de finir s’étire durant le générique, pour aller toucher le spectateur, au-delà de la fiction. Gérard Depardieu joue un médium d’un comique irrésistible, dans la veine d’un Woody Allen plaqué mais encore alerte. Si l’amour peut encore se prévaloir d’un avenir radieux, il ne tient qu’au « beau soleil intérieur » d’Isabelle. Dans cette ronde, ou plutôt ce tourbillon, c’est finalement le ridicule qui sauve du drame.
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Durée : 1h34
[1] Article « Cacher », in Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977, p. 51-54.
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