Clare Weiskopf et Nicolas Van Hemelryck- « Alis »

L’ouverture d’Alis met en place toute la grammaire du documentaire telle qu’on l’identifie aisément : générique sobre et sans musique, son puis  image: un avion traverse le ciel surplombant des bâtiments de type pénitentiaire que l’on découvre à l’aurore en une petite série de plans fixes. Sur un écran noir, quelques informations liminaires, entrecoupées de très courtes scènes prises sur le vif et in medias res ( la prière et la gymnastique du matin, semble-t-il): 

“Ce film a été tourné à Bogota, en Colombie, dans une institution publique, où vivent des adolescentes dont les familles ne peuvent pas s’occuper. Les jeunes filles peuvent sortir voir leur famille une fois par mois. À l’Arcadia, elles reçoivent une éducation, un soutien émotionnel et psychologique pour surmonter le passé et construire un avenir meilleur. Depuis cinq ans, nous réalisons des ateliers de cinéma documentaire avec les jeunes filles qui vivent ici.” 

Suit une série d’entretiens en un lieu unique: au centre de l’image, face caméra et en plan fixe, les jeunes pensionnaires de l’Arcadia se soumettent avec plus ou moins de réserve, de naturel ou de douleur à une série de questions. Une perche aperçue en haut du cadre, qu’une jeune fille regarde, mi gênée mi amusée, les questions un peu anxieuses des interviewées ( je peux rire? Je dois parler plus fort? Je peux être grossière?), parachèvent de  signer la mise en scène documentaire.

Comme les jeunes filles, nous ne nous échapperons que très sporadiquement de ce cadre: les séances d’entretien occupent la majeure partie du film. Elles sont toutefois entrecoupées de quelques scènes collectives montrant le quotidien des adolescentes, occupées à danser, chanter, jouer aux dominos, trier leur linge, se coiffer ou se maquiller les unes les autres. 

La double clôture -celle des bâtiments, entourés de grillages, et celle du dispositif scénique- produit des effets quelque peu contradictoires. Elle crée parfois un sentiment d’étouffement, voire de déréalisation ou d’abstraction (une des jeunes filles d’ailleurs s’interroge: ma vie ici n’est-elle pas qu’un songe? ). Même les scènes de danse ne parviennent pas complètement à donner à saisir les corps, l’énergie, le mouvement – la vie, ici et maintenant-. Pourtant, l’expérience menée à l’Arcadia se veut sans aucun doute source d’agentivité et d’émancipation: il s’agit, pour Clare Weiskopf et Nicolas Van Hemelryck, de mettre les filles au centre de l’oeuvre et, grâce à un travail mené au long cours ( 5 ans, rappelons-le), de permettre à la parole de se libérer progressivement. Ainsi les adolescentes deviennent-elles les sujets et les auteurs de leur histoire. Ainsi le documentaire ne fait-il pas oeuvre de prédation, mais de co-construction. Un reportage dans les rues de Bogota aurait, sans doute, permis d’aborder les mêmes questions: celles de la violence, du sexisme,  du rejet de l’homosexualité, de la drogue. Mais le sensationnalisme aurait pu oblitérer ce qui fait tout l’intérêt d’Alis: la difficulté puis la capacité de ces filles à se raconter, à envisager leur avenir, à réclamer leur part d’amour et de liberté. Et la réflexivité.



Dans cette mise en scène, fermeture et fixité viennent affirmer que le plus grand pouvoir libérateur est celui de l’imaginaire. Les jeunes filles sont invitées à se représenter Alis, une amie imaginaire, et à la raconter, guidées par les questions de la réalisatrice ( toujours hors cadre, comme tous les adultes d’ailleurs). A quoi ressemble Alis? Raconte votre première rencontre; sa première histoire d’amour; sa première relation sexuelle. Parle-moi de sa famille, des ses parents, d’un secret qui la hante, de sa vie dans la rue, de la drogue, de ce que représente la mort pour elle, de ses rêves, de ce qu’il y a au fond de son âme… Où sera-t-elle dans dix ans? Que signifie la liberté pour elle? Au fil du temps, les questions se font de plus en plus intimes et forment un arc qui va des blessures du passé aux espoirs de l’avenir. Si l’on peut être d’abord circonspect ou vaguement mal à l’aise devant le procédé, qui fait d’Alis une sorte d’objet hybride entre le documentaire et “en thérapie”, force est de constater qu’il permet de dévoiler sans pathos ni sensationnalisme des vécus très douloureux, et de brosser un tableau à la fois précis, sensible et distancié de ce que peut être la vie à Bogota. Le “mentir vrai” fonctionne à plein. Les ados ne sont pas dupes d’ailleurs: souvent invitées à se regarder dans le miroir tout en évoquant les pensées d’Alis, elles savent qu’elles parlent d’elles via l’artifice. Cet autre côté du miroir que représente l’amie imaginaire au prénom transparent permet évidemment un retour réflexif. Certaines glissent par erreur du “elle” au “je”; d’autres choisissent d’assumer pleinement la première personne; d’autres enfin prolongent la fiction aussi longtemps que possible. Et lorsque leur est posée la question: est-ce qu’ Alice existe? elles répondent toutes oui, venant consacrer le pouvoir performatif de l’expérience.

On est au bout du compte un peu frustré de ne pas davantage voir ces filles évoluer dans la vraie vie, de façon plus incarnée ( peu d’entre elles sont nommées: il faut attendre le générique pour connaître leur prénom),  de ne pas les voir se projeter corps et âme -et non seulement mots- dans le réel. Peut-être la parole est-elle un peu trop prépondérante dans ce que ses auteurs décrivent comme un « documentaire psychologique ». Une plateforme prolonge cependant le film: en consultant #AlisExiste ou www.Alis-Existe.com, on peut soutenir le projet Arcadia et trouver des informations sur le devenir des adolescentes, que leur sincérité et leur aptitude à se reconstruire malgré leurs expériences traumatiques  nous ont rendu attachantes.

En plus de posséder une valeur informative indéniable (de quoi décourager les velléités de tourisme à Bogota !), Alis s’impose comme un projet qui interroge et renouvelle les codes du documentaire. Il a gagné l’Ours de Cristal du documentaire à Berlin, en 2022, et est distribué dans 11 pays, réalisant  partiellement le rêve d’une des filles: aller en France. Une belle  façon de passer de l’autre côté du miroir. 

Alis, Clare Weiskopf et Nicolas Van Hemelryck

84 minutes

Sortie en salles le 25 janvier 2023. 

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Noëlle Gires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.