Riverboom exhume. C’est sa raison d’être. Le documentaire du Suisse Claude Baechtold, de sa conception à son propos, ressemble à un éternel retour du refoulé, à une remontée à la surface d’événements et d’inspirations provenant des entrailles du temps. L’essence même du film le rend profondément touchant, permettant une réactualisation de moments traumatiques tant historiques que personnels (du point de vue du documentariste s’entend), un regard rétrospectif transformant la gravité et la tristesse en une sorte de petit chant pop, peut-être un peu anodin en apparence (privilégier la légèreté s’avère une démarche d’ordinaire illégitimement méprisée) mais contenant dans sa vigueur même une mélancolie imprévue.
Exhumation dans la conception du film, donc, dans un premier temps. Claude Baechtold a tourné les images de Riverboom en 2002 durant son raod trip afghan. Une fois revenu en Europe, le réalisateur avait confié les rushes à une connaissance qui eut la très bonne idée de les égarer. Non de les perdre : la perte implique la notion terrible d’inéluctabilité, d’impossibilité de retour en arrière ; l’égarement contient, elle, l’idée force que la perte n’en est pas une, qu’elle est momentanée. Que rien, justement, n’est inéluctable. Bref, les cassettes de la caméra DV de Baechtold finirent par remonter à la surface et par ressurgir dans la vie du documentariste vingt ans plus tard, en 2022, lui permettant de créer le film tel qu’on le voit aujourd’hui et qui, s’il avait été monté à vif, n’aurait bien entendu pas eu la même vivacité. Faisons acte d’uchronie : ces images montées en 2002 auraient certainement eu une valeur de reportage pour une émission de type Envoyé Spécial, intéressantes pour évaluer la géopolitique du monde qui leur était contemporaine, empreintes d’une certaine solennité par leur richesse informative mais dénuées de la moindre volonté artistique. De ce fait, la maturation due à l’égarement des bandes a paradoxalement permis à Baechtold de faire gagner son film en densité, non plus regard porté sur le monde que récit de ce regard, parlant tout autant du monde observé que du propriétaire de l’oeil scrutateur.
Ce retour à la surface des cassettes du filmeur suisse permet une seconde exhumation : celle de l’Histoire elle-même. Remettons les images en contexte : Claude Baechtold, en perdition personnelle, accompagne le journaliste Serge Michel (alors reporter au Figaro, Prix Albert-Londres) et le photojournaliste Paolo Woods partis dans l’Afghanistan taliban en train d’être envahi par l’armée américaine en représailles des attentats du 11-Septembre 2001. Ce qui devait être une courte embardée dans ce pays littéralement miné devient un road trip de plusieurs semaines traversant les endroits les plus dangereux du pays, arpentant ce territoire interdit et prenant le chemin des écoliers pour boucler leur boucle, tant pour sonder l’état d’esprit d’une nation simultanément terrassée par l’extrémisme religieux de ses dirigeants que par le bellicisme d’une administration Bush revencharde que pour retarder leur départ d’un pays profondément aimé. Monté en 2022, Riverboom fait de l’Histoire une histoire, c’est-à-dire un récit étrangement enlevé au regard du sujet, privilégiant une bonne humeur qui a tout de l’énergie du désespoir. Multipliant les situations absurdes, parfois rigolardes, parfois plus alarmantes, faisant des trois observateurs risque-tout d’aimables Pieds Nickelés sérieux mais inconscients de leurs actes (Paolo Woods marchant dans un champ de mines pour la seule raison de se rapprocher de ce qu’il veut photographier), Riverboom s’apparente par moments au cinéma de Jean-Pierre Jeunet, avec ses séquences ressemblant à des instantanés, ses effets de liste et d’énumération faisant du détail anecdotique une sorte de signifiant très parlant, son caractère loggorhéique évoquant un rythme effréné hérité du cartoon ou de la bande dessinée. On peut trouver cette esthétique quelque peu fatigante ; elle est aussi un parfait symptôme du délai de résurgence des images de Baechtold et de la mise à distance nécessaire que le cinéaste a pu créer, à son corps défendant, avec sa propre expérience afghane, alchimiste farfelu transformant le plomb en or, le chaos en fantaisie.
Les deux types d’exhumation en révèlent par ricochet un troisième, plus intime et véritable raison d’être du voyage de Claude Baechtold en Afghanistan et, ce faisant, de Riverboom lui-même : celle du traumatisme de la mort de ses parents dans un accident de voiture. Le voyage de 2002 n’aurait pas eu lieu sans ce choc terrible l’ayant fait sombrer dans des abîmes sans fond de noirceur. Monté vingt ans plus tard, Riverboom permet la résurgence de ce passé traumatique, et acte le deuil d’un homme devenu tragiquement et brutalement orphelin deux décennies auparavant. Ce qui prouve que le cinéaste a exorcisé cette douleur se trouve justement dans la loufoquerie et le ton comique du documentaire, non cependant dénué d’une mélancolie parfois poignante. La plus belle scène du film s’échappe des montagnes de l’Hindu Kuch pour aller vers celles des Alpes suisses de l’enfance de Baechtold, le cinéaste montant au sein de son film ce qui est son cœur palpitant : l’intimité familiale. Lors de cette séquence, il montre les images de ses parents, les commentant et faisant parler les deux défunts ressuscités par l’image en imitant et en adoptant leurs voix. Mettant de son propre être dans les deux fantômes filmés une vingtaine d’années avant l’escapade afghane, ces films de famille recèlent en eux les mêmes qualités mémorielles que les images de Baechtold tournées en temps de guerre et retrouvées presque par inadvertance pour faire revivre avec fantaisie les spectres du passé.
On peut parfois reprocher aux documentaristes modernes de trop se mettre en avant dans leurs œuvres, se donnant une importance qu’ils soustraient alors à leurs films ; la démarche de Baechtold, noyau de Riverboom, s’avère, elle, légitime : regard sur la pérennité des images, sur leurs évolutions dialectiques influencées par les effets du temps, réflexion sur la dimension historique des documents d’époque et sur la solennité toute relative de ceux-ci, le documentaire est avant toute chose le très joli exorcisme des deuils de son auteur.
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