Blue Sun Palace s’ouvre sur une scène de repas dans un restaurant. Didi et Cheung sont filmés à hauteur de visage dans un long plan-séquence de 5 mn où la caméra ne cesse d’aller d’un personnage à l’autre. La complicité charnelle évidente se poursuit lors d’un karaoké où tous deux entonnent une chanson pop. En deux temps, Constance Tsang inscrit son premier long métrage dans une veine naturaliste et flottante, caractéristique d’un certain cinéma indépendant américain de moins en moins présent sur les écrans (français). D’origine chinoise, la jeune réalisatrice new-yorkaise situe son récit dans un salon de massage qui sert de refuge aux salariées, dont Amy et Didi, refusant de se livrer à des prestations d’ordre sexuel. Déracinées, loin de leur famille, elles vivent ensemble, soudées dans un esprit communautaire. Mais quand Didi disparaît, Cheung, son amant, se rapproche de son amie, Amy. Cette disparition intervient à un moment clé lors du nouvel an lunaire, une césure brutale et inattendue qui fait place au générique à la 32ᵉ minute, un peu à la manière du récent Drive My Car, mais pour des raisons différentes.

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Tout ce qui précède n’était qu’un leurre, une manière de prendre la main au spectateur dans l’univers confortable du feel-good movie où règne une sororité apaisante. Par ailleurs, Constance Tsang filme très bien les scènes de groupes, enlevées et naturelles, dans un décor certes confiné, mais qui ne sent jamais la facticité du studio. Elle fait mine d’introduire un joli portrait de groupe, qu’elle réussit parfaitement, pour mieux basculer ensuite dans une réalité plus cruelle, un drame humain où cette communauté chinoise n’est pas à l’abri de la violence du monde, et particulièrement de celle des hommes, même si, sur ce plan, la réalisatrice se garde bien de tout didactisme. La disparition de Didi transforme aussi Blue Sun Palace, derrière ses velléités plus sociales, en un beau film sur le deuil, sur la perte des êtres chers à travers le portrait touchant de son amant et de sa meilleure amie, magnifique personnage en miroir de la cinéaste. Fortement inspirée par Tsai Ming-Liang, dont elle a repris son acteur fétiche, Lee Kang Cheng, Constance Tsang privilégie les plans larges dans la durée, laissant ainsi les personnages respirer dans une atmosphère légèrement claustrophobique, très fermée, à tel point que l’on ne voit presque jamais la ville de New York. Elle aborde ainsi en filigrane la notion de frontière, d’espace entre deux mondes, celui replié de Chinatown et l’autre à ciel ouvert, que l’on ne perçoit que par bribes.

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Le travail précis sur la forme, avec ses cadrages très composés, induit une distance nécessaire qui laisse planer un mystère constant. Le décor du salon de massage, très exigu, devient dès lors un lieu de déracinement, l’antichambre d’une communauté trouvant difficilement sa place dans un pays faussement accueillant. La narration filandreuse, tout en rupture, perturbe le regard du spectateur, ne permettant pas d’appréhender la temporalité du film. Cette maîtrise de l’espace et du temps contient toute l’émotion fragile qui traverse le récit.

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Tourné en 35 mm, nimbé d’une photographie splendide, Blue Sun Palace déploie une mélancolie qui infuse ce beau portrait de perdants magnifiques cloîtrés dans un environnement feutré. À travers le fantôme de Didi, Amy et Cheung se reconstruisent progressivement, même si le film se termine par une douce amertume qui transperce le cœur. La sensibilité du film doit beaucoup à la présence d’un trio de comédiens exceptionnels, Lee Kang Cheng cité ci-dessus, mais aussi Haipeng Su et surtout l’impressionnante Ke-Xi Wu, aperçue dans Mina-Wu. Constance Tsang s’impose par ses choix radicaux de mise en scène comme une réalisatrice à suivre dont on attend impatiemment la suite.
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