La Biennale à Auschwitz
Sur ce film, tout est dit, trop dit jusqu’à une indécence qui donne envie de laisser un silence sépulcral non seulement au film, mais aussi au sujet lui-même. Rivette, Lanzmann, Arendt ont tous rejailli soudainement sur l’espace public, pour devenir le nouveau phénomène social pour les quinze jours à venir. Claironné partout, le film s’offre avant tout comme une idée théorique, et la mise-en-image radicale de la Banalisation du Mal. Mais la mise-en-image n’est pas de la mise-en-scène, et une idée théorique n’est ni un propos, ni une histoire de cinéma.
La promesse faite d’ailleurs par le film, qui enclenche toutes les fièvres herméneutiques et épistémologiques, est bien une promesse de cinéma, et sa seule idée : qu’est-ce que le hors-champ aveuglant ? Quel est son pouvoir sur l’esprit du spectateur ? Ou plutôt, contamine-t-il tout le cadre ou finit-il par être accepté – donc oublié ?
Après une intro musicale sur fond noir, passage kubrickien (1) dont Glazer est devenu coutumier – ce qui tombe finalement bien, puisque Mica Levi s’efforcera de mimer Ligeti quand iel réussira à s’extirper des zimmerades en vogue – le film s’ouvre par un déjeuner sur l’herbe mensonger… A plus d’un titre, puisque si le sujet du film nous fait tout redouter, dès la première image, Glazer se refuse au premier plan à user du dispositif qui va être le sien durant presque tout le film. A savoir, garder la barbarie hors-champ, mais la faire peser, forcément, par le son – infra-basse crématoire continue, aboiements de malinois, hurlements et coups de fusils lointains…
L’idée est excellente, et fonctionne durant toute la mise-en-place : une sorte de paranoïa viscérale grimpe, chaque son devient une horreur qu’on imagine, et l’on finit par confondre des applaudissements avec des fusils qui crépitent. Glazer laisse s’ébattre ses acteurs dans ce jardin, et par petits détails bien connus, l’atroce se dévoile (pour quiconque a fait ses classes de collège, il n’y manque que les abats-jour, le reste est déplié quasi à l’exhaustif). Nous voici donc sommés, par le film dont on a compris l’idée (répétons-le, excellente) un peu vite, de suivre les tortionnaires mais surtout les vautours anonymes, ces gens-là qui se sont vengés des Juifs ou Bolchéviks ou simples riches qu’ils dénonçaient pour piller aux enchères les bijoux, les vêtements et les dents qu’ils leur enviaient, durant les sordides années folles où ils furent leurs larbins.
Nous soulignons chaque fois ils – c’est là tout notre propos.
Car la première heure déroule sans dramaturgie, avec les mêmes plans d’ensemble glacés, les mêmes angles de télé-réalité – un travelling latéral de temps en temps vient nous rappeler qu’autre chose était possible, – la même mise-en-place, qu’on peut résumer à la séquence de la visite de la mère : se promener dans le jardin aux portes de l’Enfer. Rien n’affleure au-dessus de notre terreur viscérale. Tous ces gens, bien banals et filmés banalement puisque Arendt l’a écrit, échangeront des dialogues sans suite, s’ébattront au bord de rivières polluées d’ossements, ou dans des potagers fertilisés de cendres ; ils revêtiront les visons et collectionneront les dents… Glazer n’a rien à raconter sur eux, tout est déjà dit, il laisse donc ses acteurs se promener, habiter cette installation. Il ne faut pas s’y tromper, et l’échec thématique du film est là : filmer la Banalité du Mal n’implique nullement d’anéantir toute vie chez les gens banals. Même les vautours du régime le plus infâme – et c’est là toute la subversion que promettait le synopsis – ont une vie domestique ; or le film la leur refuse. Jamais une lueur de dramaturgie ne pointe au sein de cette maison, – tout juste Rudolf sera-t-il dépossédé de son affreux chef-d’œuvre avant de se le voir remettre, et c’est évacué par quatre dialogues. Le bébé ne cesse de pleurer, et la vieille mère s’en va vite – on l’aura compris, ce sont les derniers humains de cette famille : la vieille écrira une lettre, qui partira au feu sans qu’on en sache la teneur – mais nul besoin, puisque tacitement, nous la connaissons déjà – nous qui sommes moins spectateurs que juges.
Montrer que la famille Höss, ces êtres de chair et de sang, ont une vie domestique, des conflits, des tendresses, autre chose que leur barbarie de principe, nous obligerait à nous investir dans leur quotidien – pourrait nous faire oublier, un instant terrible, que le four ronronne, de l’autre côté du mur, pourrait nous faire vivre avec eux… Comme dit le proverbe : oublier la cloche du village à force de l’entendre, dans notre vie de tous les jours. C’était le cœur du film, et Glazer s’y refuse. A tel point que la petite Juive, servante le jour, quand elle s’enfuit de nuit pour cacher des fruits sous les pelles de ses frères déportés, sera filmée en négatif : parti pris (vraiment débile) qui ne trompe pas. La Famille Höss n’est en définitive pas du tout banale : c’est une famille de scolopendres, altérité totale et rassurante : on les ausculte, on a le frisson, et on est quitte avec soi-même. Il y a des frissons qu’il faut avoir la rigueur de se refuser.
Finalement, devant ces insectes, on entend toujours la cloche du village, et ce sont les Autres qui l’ont fondue. Glazer voudrait nous faire croire qu’il filme depuis la maison des Höss, alors qu’il ne filme même pas depuis l’autre côté du mur ou de la petite servante, mais depuis les manuels d’Histoire. Dès lors, comme un aveu, il n’y a plus qu’à dérouler, dans les trente dernières minutes, les mêmes salons de généraux aux teints verdâtres – façon Conspiration (Frank Pierson, 2001), – les mêmes costumes Hugo Boss bottés de cuir ciré, et les mêmes réceptions gammées que le film nous avait promis d’éviter.
La Zone d’Intérêt, comme tous les projets de Glazer, s’offre donc comme un fascinant objet théorique, qui ne raconte rien hormis l’intelligence de son idée et de son dispositif. Pire : qui nous persuade de notre intelligence et, faisant mine de les questionner, nous rassure en fait sur notre porosité et notre habituation au Mal. C’est presque odieux tant c’est chic. Une grande installation, de celles dont on s’émeut entre deux flûtes de champagne durant toute la Biennale – et comme toutes les installations, l’artiste a déjà fourni la glose et l’exégèse dans le dossier de presse. Kubrick avait la sagesse de la boucler.
C’est probablement cela, le vrai hors-champ qui contamine toute la Zone d’Intérêt : le babil théorique de son auteur, et celui qu’il ne manquera pas de générer.
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(1) rappelons les premières minutes de 2001, au cinéma : un écran noir avec la musique de Ligeti que les fans de Kubrick nomment le premier monolithe, horizontal.
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Maria Pinto
Tellement d’accord avec votre analyse j’ai dit mon malaise en sortant de la projection, sans avoir su la développer. On pourrait presque dire que c’est un film de propagande, mais propagande de quoi ? de l’aveuglement dont nous sommes victimes, auteurs et témoins ? Cécité généralisée ou fascination pour une pensée de l’assentiment obligatoire, de la scission entre langage et matière. Enfin je ne sais pas trop l’exprimer, mais merci pour cette analyse sans grégarité ni apitoiement.