Copyright Zootrope Films
On peut réaliser un film de peu de mots sans cesser d’être bavard. Rien qu’à son titre au son pourtant lapidaire, on sent que Policier, adjectif, Prix du jury Un Certain Regard à Cannes l’année dernière, invite la glose. La première impression est trompeuse : après un premier long métrage satirique loquace en grande partie confiné au petit écran d’une télévision (12h08 à l’est de Bucarest, Caméra d’or à Cannes en 2006), il semble d’abord que Corneliu Porumboiu change de direction, tandis que le héros de son deuxième film déambule longuement au grand air, dans un total silence. Le dilemme moral qui se présente à ce policier (substantif! On commence déjà de spéculer…) chargé d’une enquête approfondie sur un lycéen consommateur de cannabis qu’il trouve excessif de criminaliser ainsi (ou de le pousser à dénoncer son frère) pourrait pourtant bien n’être qu’une question de sémantique.
Le film est l’histoire d’une investigation aussi rigoureuse qu’absurde. En suivant Cristi (Dragos Bucur), avec son air chafouin de pickpocket à la Bresson, dans les rues de Bucarest, aussi uniformes que les tenues du suiveur et du suivi, on découvre un univers mesquin et procédurier qui ramasse des mégots pour preuve et fait passer les rapports d’enquête par une panoplie de services administratifs. Si les scènes de plein air sont nombreuses, cette routine et l’omniprésence fantomatique de l’administration judiciaire même après qu’on soit sorti de ses vieux bureaux font planer dans l’atmosphère quelque chose d’étouffant. Nous sommes dans la Roumanie contemporaine, encore tiraillée entre l’ancien système et le nouveau modèle européen, qui dépense l’argent public sans compter pour ruiner la vie d’un adolescent coupable d’un délit complètement anodin partout ailleurs en Europe, comme le fait observer notre héros. Par son approche presque documentaire (c’est peut-être parce que les auteurs de la « Nouvelle Vague » roumaine ont connu le cinéma de propagande qu’ils cherchent à rendre le réel le plus honnêtement possible, suggère le réalisateur) et ses longs plans-séquences où l’on accompagne Cristi en temps réel, qu’il fasse le pied de grue devant un domicile ou qu’il dîne seul, Porumboiu parvient de manière organique, sans forcer (et c’est pour ça qu’on ne lui en veut du relatif mais nécessaire mutisme du film que parce que les sporadiques dialogues sont particulièrement spirituels dans leur ineptie), à nous immerger dans le monde kafkaïen où son héros évolue, à cela près que sans être très loin d’un Joseph K, il représente l’autre versant de l’oppressant système.
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Cristi, non content de passer du temps aux angles des rues, se trouve à la croisée de deux voies contradictoires. À sa conscience professionnelle « à la lettre » (il y a même quelque chose de militaire dans son ping-pong verbal avec son supérieur : « -C’est tout ? -C’est tout. -C’est tout ? -C’est tout ») fait pendant sa perception de règles non-écrites non moins strictes –par exemple, de même qu’on ne « balance » pas son frère ou son ami, « cela ne se fait pas » de demander aux autres de l’accepter dans leur équipe de foot-tennis quand il est certain qu’on joue mal, oppose-t-il, inflexible, à son collègue de bureau. L’existence de règles nettes et la bonne coïncidence du réel avec des règles établies est quelque chose qui le tarabuste. Sa préoccupation est perceptible dans un exquis dialogue qu’il a avec sa jeune épouse sur les paroles d’une chanson sentimentale riche en images et symboles : pourquoi dire « la mer » pour parler d’infini, pourquoi ne pas dire directement « l’infini » ? En même temps, s’il semble craindre l’indéfinition, il est tout aussi éberlué que l’Académie de la langue roumaine puisse décider du sort des mots, comme arbitrairement. Tout se passe comme si on pouvait utiliser la vaste sémantique comme un étroit carcan pour écraser les velléités d’interprétations personnelles des mots « conscience » ou « loi », ce que fait magistralement, en un seul plan-séquence, l’excellent Vlad Ivanov (le médecin avorteur de 4 mois, 3 semaines et 2 jours), une opération d’amputation du libre-arbitre juridiquement correcte qu’il a le front de qualifier de « maïeutique ». Les convictions morales de Cristi en sont si bien balayées, littéralement (à coups de littéralité –truquée– s’entend), que la caméra se désintéresse de lui. Il n’est finalement qu’un instrument policier, adjectif.
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La discontinuité entre le premier travail de Porumboiu et ce deuxième film n’est bien qu’apparente. Le ton de la satire prolixe s’est certes mâtiné d’éloquente sobriété, le rythme est certes passé d’une certaine exubérance à un cheminement laborieux (auquel on participe finalement de bon coeur, le procédé étant nécessaire à la démonstration et à accroître la résonance des paroles quand elles surviennent), mais les deux films reprennent ce motif linguistique (la parole et les mots comme des coquilles vides) qui semble être la marotte du réalisateur. Le langage est ici la métaphore d’un dispositif encombrant qui repose sur du néant –étant devenu sa propre fin. Le choix du parallèle est sous-tendu par le rôle significatif que le vocabulaire a effectivement dans la loi, la politique et les formalités administratives, mais la métaphore n’est pas parfaite, car contrairement au système dont fait partie Cristi, le langage et les mots sont bien souvent un thème qui a le don non pas de faire taire mais de faire parler les gens, au-delà des personnages du film, et c’est dans cette voie ouverte que réside le message caché, mais plus souriant, de Policier, adjectif. Porumboiu a le réalisme ludique ; sous l’apparente gravité du film,l’humour qui point dans les dialogues, même quand le système critiqué semble triompher le plus, est l’expression d’un certain optimisme quant aux ressources du langage, et à travers lui de la société. Le film, à l’opposé d’une soi-disant « maïeutique » canalisée vers une fausse vérité arbitraire, est aussi une invitation à la dialectique, à la remise en cause des figures imposées et à la réflexion de toute une société sur ses fondements.
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