Hollywood Ending

Il est de ces films qui présentent une architecture si vertigineuse, une telle profusion dans leur expression qu’il est alors difficile de rendre par les seuls mots ce foisonnement de sons et d’images. Babylon est l’un de ceux-là, ce qui constitue d’une certaine manière sa limite mais aussi et surtout sa grande force, sa profonde singularité. Certes, on pourra lui reprocher sa surenchère et son rythme harassant mais il ne s’agit finalement que du prix à payer pour goûter à cet état de sidération que procure le film. Dans le contexte de ce cinéma américain contemporain polarisé entre une débauche d’effets sans idées et une volonté discursive prisonnière de son énoncé, réjouissons-nous de ces œuvres qui parviennent, comme ici, à tendre vers un retour à l’essence première de cet art, à cet équilibre délicat entre la puissance de l’imaginaire et l’écho au réel. La clef de cette réussite tient tout entière dans le sujet choisi : la grandeur et la décadence d’Hollywood, qui appelle à cette esthétique du surplus et de la prolifération, où le mouvement permanent ne laisse aucun répit. L’excès de la forme ne fait ici que répondre à ce qui en constitue le fond : la démesure qui vire en déchéance, le négatif écœurant d’une surface chatoyante, « l’envers du paradis ». En racontant les destinées contrariées de Jack Conrad, Nellie LaRoy, deux stars du muet dont la carrière est mis en péril par le passage au parlant, et de Manny Torres, assistant devenu chef de la production, Damien Chazelle s’inscrit dans la tradition du « métafilm » hollywoodien (1) et propose comme ses illustres aînés de l’âge classique un regard paradoxal sur l’usine à rêves, entre critique féroce de cette industrie qui essore, détruit et déshumanise ses plus grands admirateurs et éloge de cet art présenté comme la seule réalité qui importe, comme une illusion devenue l’unique réalité.

Le traitement novateur que le réalisateur adjoint à ce discours connu assure le renouvellement du genre en même temps qu’il apparaît comme une possible réponse à ses contempteurs enclins à lui reprocher son côté bon élève, son fétichisme désuet. Ce nouvel opus survient ainsi comme une riposte à ceux qui accusaient son œuvre de n’être qu’un pâle pastiche des chefs d’œuvres d’antan (La La Land), alors qu’il ne faisait que sonder l’incompatibilité du classicisme avec le contemporain, ou de sombrer dans l’académisme (First Man) alors que le biopic n’était qu’un prétexte servant d’écrin à l’une des plus belles méditations sur le deuil, l’attendu du spectaculaire s’effaçant alors devant l’émotion de l’intime. Mais cette variation grammaticale n’empêche en rien la cohérence d’un propos qui s’affirme de film en film. Babylon condense ainsi les deux obsessions du cinéma de Chazelle : la quête obstinée, démesurée de la réussite individuelle (« C’est plus simple d’être seul », dira notamment Manny), avec la part de sacrifice que cela nécessite selon lui, et une quête moins concrète, plus chimérique, celle qui consiste à se maintenir dans un sommet artistique en forme d’âge d’or, dans une véritable authenticité trop intense pour pouvoir perdurer. Cette quête exclusive et sans répit semble toujours naître d’une émotion singulière, d’une obsession insatiable qui rendent ces personnages profondément inadaptés à un réel qu’ils ne parviennent à tolérer qu’à travers une immersion dans la réussite professionnelle. Dans First Man, le décès de sa fille conduisait Neil Armstrong à se réfugier dans sa recherche de la lune devenu le seul véritable lointain, le seul ailleurs suffisamment préservé pour venir y déposer sa douleur. Aux confins de la galaxie, dans le dépouillement le plus complet, la surface lunaire apparaissait alors comme le réceptacle des pensées les plus intimes, de ces affects que le corps ne peut formuler autrement que sous une forme de communion muette avec l’infini. Dans les deux volets précédents, la passion dévorante d’Andrew et Sebastian pour le jazz, ainsi que celle de Mia pour le cinéma, résultait d’une volonté opiniâtre de ne pas se résoudre à une existence en-deçà de leurs rêves les plus éclatants.

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C’est cette même ambition d’une vie « bigger than life » qui anime Nellie et l’on retrouve également chez Jack Conrad et Manny Torres une même vénération pour un art devenue une raison de vivre. Mais, contrairement aux autres récits chazelliens, le choix de la comédie, assumé jusqu’au bout, fait des deux premiers protagonistes des figures grotesques tournées en ridicule et comme extraites d’un long-métrage des frères Coen. Si cette dimension farcesque est primordiale pour la réussite du film, par son ton faussement léger et sa verve satirique, elle pêche par son aspect trop systématique, par ses trop rares variations et par sa volonté de toujours reprendre la main sur les suspensions dramatiques. Cette uniformité provoque une certaine mise à distance qui fait parfois obstacle à l’émotion, comme en témoigne le personnage de Nellie, trop monocorde pour donner réellement forme au sentiment qu’elle suscite chez Manny. C’est d’autant plus dommageable que l’autre star du muet, Jack Conrad, est elle dépeinte avec davantage de relief, notamment à travers ces instants ralentis où l’attente d’un coup de téléphone, une discussion a priori anodine avec un maquilleur connu de longue date et, enfin, un regard sur une mer cristalline révèlent l’angoisse mélancolique qui se cache sous ce sourire extatique. Notons à cet égard le dialogue judicieux entretenu avec Once Upon a time in Hollywood (Tarantino, 2019) par la reprise de ses mêmes figures – Brad Pitt en acteur voué à la disparition et Margot Robbie en jeune première découvrant son pouvoir photogénique et son double iconique apparaissant à l’écran – qui rappelle que le cinéma américain est plus que jamais obsédé par son passé et par ses paradis perdus. On pourra également reprocher à Babylon une certaine tendance à la répétition, à rajouter à l’expression de l’image le superflu du verbe – que l’on pense seulement à cette séquence où Sidney Palmer enjoint Manny Torres à déplacer sa caméra des danseurs de la comédie musicale à l’orchestre de jazz resté hors-champ, avant qu’un mouvement d’appareil ne vienne illustrer le regard du chef de la production. Nul doute que le coup d’œil du jeune homme aurait suffi à marquer cette révélation qui s’opère chez lui.

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Mais l’essentiel est ailleurs et réside dans cette dialectique entre fascination et répulsion que le film parvient à maintenir jusqu’à son terme. S’il cite abondamment Chantons sous la pluie, c’est davantage du côté de Minelli qu’il prend véritablement sa source, ne serait-ce que parce qu’il condense ici l’écart né de la distance entre Les Ensorcelés (1952) et Quinze jours ailleurs (1962), de l’apogée d’un âge d’or dans le premier à la fin d’un monde dans le second. Et surtout, reprenant ainsi le geste créateur qui préside à ces deux métafilms, il s’applique à dévoiler comment peut naître d’un univers profondément abject et dénué de toute morale l’émerveillement le plus absolu. C’est ce paradoxe qui donne lieu aux plus beaux moments de Babylon, comme lors de cette séquence d’ouverture où, après une nuit d’orgie et de débauche, l’annonce faîte à Nellie de sa présence prochaine dans un film suscite chez elle une bouffée d’insouciance, accompagnée à l’écran par l’ouverture du cadre vers un paysage illuminé par l’aube naissante, dans un passage de porte qui n’est pas sans rappeler celui, fameux, de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956). Instantanément gravé dans la rétine, ce plan reste en mémoire et hante tout le récit en raison de son caractère unique, non-reproductible et, finalement, de son absence de retour, puisque l’horizon euphorique promis par l’aurore n’aura finalement jamais lieu. La suite de la narration s’applique à montrer, dans une progression similaire à celle de La La Land, comment le rêve s’évapore peu à peu à mesure que l’industrie recouvre de sa laideur et de ses faux attraits les candeurs juvéniles. Mais contrairement à la comédie musicale, la réussite professionnelle n’est plus suffisante pour compenser la perte des songes et il ne reste aux personnages que le recours aux mirages – la drogue, les jeux d’argent – ou le départ sans retour. Seul Manny Torres, rejoignant ainsi Sebastian et Mia, finit par consentir au réel.

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Dans la dernière séquence du film, il retourne au cinéma, bien des années après avoir quitté Hollywood. Comme dans La La Land, où le morceau de piano faisait surgir le fantasme d’une union qui n’aura jamais lieu, le défilement de la pellicule provoque ici le retour du passé, du film comme celui du personnage. Ce geste nous rappelle que chaque fiction vue dans les salles obscures provoque toujours un retour sur nous-mêmes, nous ramène à nos propres expériences et à nos propres souvenirs mais qu’elle finit par superposer, à ces images perdues, un nouvel enchantement. C’est ce mouvement de l’introspection douloureuse à l’éblouissement qui anime ici Manny et qui fait écho à celui de Babylon dans son entièreté. Faire rejaillir l’ignominie d’une réalité tout en laissant poindre la formidable illusion qu’elle n’a cessé de faire naître. Ou, pour le dire autrement, renouer avec la sidération du regard en rappelant que celui-ci ne pourra plus jamais s’accorder avec la même innocence.

 

(1) « le métafilm peut être provisoirement défini comme suit : film qui a explicitement pour objet le cinéma à travers la représentation des agents de production (acteurs, réalisateurs, producteurs, techniciens, agents de publicité et de relations publiques, personnel de studio, etc.) tout au long d’une trame narrative stricte, quel que soit le genre cinématographique auquel il peut éventuellement être rattaché, et qui propose à une époque donnée une meilleure connaissance, soit d’ordre documentaire, soit par le biais de fictions vraisemblables, du monde du cinéma lui-même sur lequel est porté un regard critique. » (Marc Cerisuelo, Hollywood à l’écran, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, pp. 92-93)

 

Bonus Blu-Ray

  • « Babylon : une toile panoramique » : rencontre avec les acteurs et l’équipe (30’50”)
  • « Les costumes de Babylon » (2’50”)
  • « La Musique de Babylon » : rencontre avec Justin Hurwitz (1’49”)
  • Scènes coupées et étendues (9’30”)

 

[Mise à jour de la critique parue le 17 janvier 2023 à l’occasion de la sortie salles ]

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