Pilote jugé « un peu distrait » par ses supérieurs en 1961, Neil Armstrong sera, le 21 juillet 1969, le premier homme à marcher sur la lune. Durant huit ans, il subit un entraînement de plus en plus difficile, assumant courageusement tous les risques d’un voyage vers l’inconnu total. Meurtri par des épreuves personnelles qui laissent des traces indélébiles, Armstrong tente d’être un mari aimant auprès d’une femme qui l’avait épousé en espérant une vie normale.
Salué par la critique avec Whiplash (2014) et La La Land (2016), Damien Chazelle y avait creusé un sillon similaire mais parcouru d’émotions différentes. Pour les héros de Chazelle, l’accomplissement passe par un parcours sacrificiel où, si la réussite est au bout du chemin, elle sera teintée du regret et/remord de ce qu’on lui aura cédé. L’aspirant batteur de jazz de Whiplash se perdait ainsi dans la relation mentor/élève et finalement paternelle dont l’ambiguïté était capturé dans une scène finale d’anthologie. Le couple de La La Land voyait lui sa relation rendue impossible à l’aune de leur ambition artistique commune et débouchait sur une déchirante séparation. Avec First Man, Damien Chazelle réalise pour la première fois un film dont il n’est pas l’auteur en adaptant le livre Le premier homme : à la découverte de Neil Armstrong de James R. Hansen. En transposant le destin du célèbre astronaute, Chazelle y décèle une résonance qui lui est propre mais qu’il renouvelle en la sortant de la sphère artistique et en partie autobiographique de ses deux précédents films.
Là où le but atteint se teintait d’amertume dans Whiplash et La La Land, c’est cet objectif qui devient une manière d’échapper à une douleur intime avec First Man. Le traumatisme de la mort de sa petite fille précède ainsi son engagement au projet Gemini en 1965 qui doit conduire au premier vol sur la lune. Lors de la scène d’ouverture où il effectue un essai sur un avion X-15, Armstrong semble vu comme un pilote peu fiable par ses supérieurs en dépit de ses indéniables qualités d’ingénieurs. En parallèle sa vie personnelle s’orne d’une tendresse funèbre en le montrant aux soins de sa fillette malade et qui va malheureusement succomber. Le thème musical de Justin Hurwitz arbore des motifs de guitares délicats pour accompagner le drame où Chazelle saisit la seule manifestation émotionnelle explicite d’Armstrong quand il fondra en larmes seul dans une pièce de la maison. Le projet spatial permet un déplacement géographique lui permettant de quitter l’espace physique de ce deuil, et les efforts consentis à la mission de fuir l’espace mental du foyer synonyme de mort. Chazelle adopte donc le point de vue obsessionnel de son héros dont la détermination n’affirme pas une absence d’émotion, mais le meilleur moyen de les fuir.
Le cadre du foyer se rétrécit de plus en plus, faisant de son épouse Jane (Claire Foy) et de ses deux garçons des fardeaux non pas à son ambition (comme dans Whiplash et La La Land) mais à l’isolement émotionnel qu’il recherche. Cela s’amorce progressivement au fil des embûches de la mission qui s’avèrent moins dangereuses pour Armstrong que de retourner auprès de sa famille. Le montage offre des parallèles saisissants entre l’aspect novateur et rudimentaires des processus et techniques mis en œuvre pour la mission et la sinistrose de la vie domestique. Une scène où il se retrouve sérieusement malmené dans un simulateur de vol et demande à reprendre l’exercice fait ainsi écho aux longues séances de pratiques où le batteur de Whiplash jouait jusqu’à en saigner des mains.
Le film se déleste cependant de toute l’imagerie épique véhiculée par les films de conquête spatiale tels que L’étoffe des héros de Philip Kaufman (1983), réussir pour Damien Chazelle ne peut être que le fruit de longs tâtonnements, d’efforts et d’échecs. La mort ambiante au sein du foyer devient ainsi la mort concrète durant la mission où elle peut surgir dans les airs comme au sol mais que le réalisateur réduit à l’ellipse, un dialogue ou vignette marquante (stupéfiante scène de court-circuit où un équipage brûle vif avant décollage). Seul compte le ressenti d’Armstrong, les yeux rivés vers la lune mais vulnérable aux préoccupations bien terrestres à travers les réminiscences mentales ou concrètes (l’image de sa fille ou une simple balançoire venant la raviver) de cette meurtrissure à laquelle il ne peut échapper.
L’émotion extérieure passe par le personnage de l’épouse (formidable Claire Foy), prenant la mesure des risques d’une entreprise qui lui aliène son mari dans l’instant et peut-être pour toujours. Les maux qu’Armstrong fuit s’illustrent ainsi dans le regard de son épouse, témoin de l’attente anxieuse au sol où des ravages d’un pilote arraché à sa famille. Tout en symbolisant la place de la femme du grand homme en arrière et « dans l’attente » typique de la société américaine des années 60, elle est dans le récit moteur de la possible reconstruction de la sphère intime. Le ressenti concret est donc celui de Jane quand celui sensoriel et abstrait se rattache à Armstrong tout en se conjuguant aux velléités réalistes de Chazelle.
Le filtre granuleux de la photo de Linus Sandgren témoigne ainsi u rapport au monde altéré du héros, volonté qui lorgne vers l’expérimental lors des scènes spatiales. On retrouve en plus accentués encore le parti pris de Christopher Nolan sur Interstellar (2014) ave ce filmage « raz la carlingue » où l’imagerie grandiloquente est parcimonieuse pour privilégier un regard subjectif d’Armstrong depuis le cockpit, quand ce n’est pas depuis le hublot de son scaphandre d’astronaute. Cela n’en est que plus frappant lorsqu’on cède au contemplatif (les vues de la terre lors de la première mission Gemini) ou étouffant dans la manifestation chaotique du danger où tout n’est qu’ombres et lumières abstraites.
Toute la dernière partie portant sur le voyage sur la lune entrecroise la mort possible inhérente à cette entreprise (glaçante scène de répétition d’allocution funèbre en cas d’échec) hors du commun à la mort planant sur le foyer, crainte par Jane et possiblement espérée par Armstrong pour qui tout cela est peut-être un suicide programmé, le suicide le plus cher de l’humanité. Le détachement du personnage touche à son comble avec les adieux qu’il fait à ses fils, tout aussi contenus qu’une déclaration aux journalistes. Damien Chazelle allie enfin emphase et mélodrame intérieur dans l’extraordinaire scène d’alunissage, moment épique où le thème de Justin Hurwitz déploie enfin toute sa démesure. Le dépouillement de la surface lunaire pourrait se rattacher à la tonalité morbide qui baigne le film, mais ce sera au contraire le cadre d’une renaissance.
Le premier pas et la célèbre phrase C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’humanité, tomberait presque à plat à l’échelle feutrée du film mais prend tout son sens dans le geste du personnage s’aventurant dans le vide spatial pour combler son vide intime. L’objet condensant toute cette peine est abandonné dans un cratère lunaire et déleste Armstrong de sa douleur. Chazelle en estompant le hublot de scaphandre opaque d’Armstrong pour laisser voir son visage salue son retour parmi les vivant, confirmé par d’ultime retrouvailles conjugales aussi sobres que bouleversantes. Damien Chazelle confirme décidément tous les espoirs placés en lui et signe un des plus beaux films de l’année.
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