Qui oserait dire que le cinéma autrichien serait incapable de vouloir nous faire rire ? Alors oui, certes, ce rire ne montre ses dents que pour mordre avec toute la satire dont il peut faire preuve, il ne fait mal au ventre que par le pouvoir de son acidité… Mais il a le mérite d’exister : Veni Vidi Vici du duo Daniel Hoesl – Julia Niemann le prouve de façon plutôt réussie. Portrait au vitriol d’une famille de riches magnats ayant de fortes influences sur le monde politique aussi local que national, ce film intrigue de bout en bout par son écriture et sa mise en scène, ceci, pourtant, malgré un choix de narration maladroit qui menace d’emblée de le faire tomber comme un château de cartes.
Les Maynard, donc : le père, Amon (Laurence Rupp), est un riche homme d’affaires passionné par la chasse, la fusion-acquisition et le meurtre (tout ceci ne s’oppose pas spécialement, somme toute). Il bute en effet à tout-va : les cyclistes, les promeneurs champêtres, les cueilleurs de champignons… Gibiers humains que son fidèle majordome Alfred (Markus Schleinzer) va récupérer calmement en même temps que son maître rassénéré par son activité sportive. Amon est le tueur en série que les autorités de la région dans laquelle il vit, voire l’ensemble de la police autrichienne, recherchent ; tous le savent sans enquêter, mais peut-on se permettre de coffrer une poule aux œufs d’or de cet ordre ?
Amon porte en lui un cynisme arriviste, une sorte d’arrogance de requin des affaires qui en fait dès le début un caractère (au sens où l’entendrait Jean de La Bruyère) des temps modernes et de nos mondes libéraux. Tous ceux qui vivent avec lui ont par ailleurs les mêmes dents acérées : sa femme Viktoria (Ursina Lardi), tout aussi odieuse et manipulatrice que lui, souhaitant coûte que coûte avoir un enfant afin de perpétuer leur ligéne d’ignobles personnages alors même que son âge avance ; sa fille adoptive Claudia (Johanna Orsini-Rosenberg), jeune blonde sans affects qui n’a pour seule ambition que de partir chasser le plébéien comme son père et qui développe une fascination inquiétante pour les armes à feu ; Alfred, qui se plie en quatre pour permettre à ces monstres de se réjouir de leur petite vie hors-sol, loin des réalités, loin des sentiments et de la moindre valeur morale.
Comme toute satire, comme toute galerie de caractères, Veni Vidi Vici est une caricature, au sens premier du terme : une peinture excessive du monde contemporain qui en pointe justement les excès. De ce point de vue, le film de Hoesl et Niemann fonctionne plutôt bien, même s’il se met une belle épine dans le pied qui pourrait l’empêcher de marcher lorsque, dès les cinq premières minutes, la voix off (assez envahissante sur l’ensemble du film, par ailleurs) de la narratrice Claudia explique par le menu tous les enjeux sardoniques et politiques du film, ne lui permettant pas, de ce fait, d’être pleinement surprenant, de voir sa méchanceté pourtant réelle se déployer de toute son envergure. Ce choix maladroit pourrait donner l’idée de se désintéresser d’un film qui, donc, va nous montrer des êtres carnassiers dont l’obsession est bel et bien de bouffer le monde ; qui, donc, va nous faire voir des empereurs du XXIème siècle dont l’empire est déjà bâti, qui s’en ennuient beaucoup et se cherchent des challenges (le meurtre, la grossesse…). Ce désintérêt doit cependant être dépassé par les qualités d’un film qui n’en manque vraiment pas.
Ce qu’il montre et dit du libéralisme et sur sa façon de vaincre les réticences du monde n’est en effet pas sans pertinence ni lucidité cruelle et inquiétante. Car pourquoi, finalement, le libéralisme triomphe-t-il ? Parce que nous sommes tous, à notre mesure, complices. Parce que nous savons tous que, d’une façon ou d’une autre, les grands empires financiers reposent sur des tas d’ordures et de cadavres sociaux. La passion de la chasse à l’homme d’Amon ne fait que rendre concrets les assassinats économiques de ses divers concurrents, meurtres symboliques qui lui ont permis d’arriver au pinacle. Soutenu et défendu par le monde politique, tant par l’exécutif que par le législatif, le personnage d’Amon ne fait que reconduire les diverses impunités de grands trusts qui semblent avoir tous les droits, jusqu’à celui de digérer toute forme d’opposition pour en faire son miel (de ce point de vue, le personnage du journaliste Volter [Dominik Warta] est profondément utile à la satire). A la fois tueur et tacitement directeur de l’enquête qui le concerne, Amon, toutes proportions gardées, n’est pas si éloigné du personnage de commissaire assassin incarné par Gian Maria Volonté dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri (1970), à ceci près qu’à la noirceur du polar politique italien succède une comédie acerbe et grinçante comme une vieille porte, moins triste et inquiétante que farouchement rieuse.
Film aux personnages plutôt bien écrits et caractérisés, dont la mise en scène pertinente et froidement esthétique (finalement tout à fait « autrichienne ») soutient le propos sur une société déshumanisée par une opulence menant à l’amoralité, globalement très bien interprété, Veni Vidi Vici manque cependant de peu de se ramasser pour finalement emporter le morceau grâce à un regard finalement assez lucide sur une modernité économique qui ne semble être qu’une fabrique de monstres dont nous serions, tous autant que nous sommes, les ouvriers permettant de les assembler.
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