Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre) de David Blue Garcia, diffusé sur la plate-forme Netflix ce 18 février, continue de creuser un sillon très contemporain qui ne laisse jamais de faire fusionner en nous la nostalgie de nos vieilles idoles cinéphiles, la fascination de la revisite de ces mythes et l’inquiétude de les voir potentiellement abîmés par une démarche qui n’est parfois pas dépourvue d’une certaine forme d’arrogance (à ce propos, la nouvelle mouture de Scream, réalisée par Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett et sortie en début d’année, ressemble à un cas d’école). Garcia, dont ce Massacre est le premier long métrage, s’attelle donc à reprendre le film totémique de Tobe Hooper (1974) dans une démarche qui est à la fois hommage empreint de révération et politique de la table rase du mythe, tout autant suite que remake et/ou réactualisation.
Cette réappropriation est visible par le fait de reprendre le titre de l’œuvre accréditant la volonté de rebooter l’oeuvre originelle comme on le ferait avec un vieil ordinateur, stratégie dont usèrent également en leur temps Fede Alvarez, qui est par ailleurs ici chef d’orchestre puisque scénariste et producteur de ce Massacre à la tronçonneuse (Evil Dead, 2013), David Gordon Green (Halloween, 2018), Nia DaCosta (Candyman, 2021) ou encore, donc, Bettinelli-Olpin et Gillett (Scream, 2022), dans une démarche de refonte qui s’apparente peu ou prou à un geste palimpseste.
L’ouverture de ce Massacre à la tronçonneuse 2022 n’est pas là pour nous contredire, servant même de programme au film : au van des jeunes insouciants du film de Tobe Hooper évoquant tout à la fois la génération hippie sur le déclin et le véhicule du dessin animé Scooby-Doo (parallèle qui semble absurde mais qui n’est pas sans résonance avec la dimension parfois cartoonesque d’un film directement contemporain des aventures aussi burlesques que macabres du danois et de ses amis) succède aujourd’hui la voiture connectée de jeunes entrepreneurs stars d’internet. Arrêtés dans une station-service située aux portes du lieu infernal où Leatherface et sa famille dégénérée commirent leurs exactions une cinquantaine d’années plus tôt, ces jeunes urbains renouent avec le mythe par un reportage racontant le massacre duquel la jeune Sally Hardesty avait pu s’enfuir et par quelques menus produits dérivés permettant de capitaliser sur cet épisode morbide (dont un tire-bouchon en forme de tronçonneuse). La fin de l’ouverture introduit également un redneck arborant tous les attributs trumpistes : pick-up aux échappements fumant salement, casquette et dégaine de cow-boy du bitume portant le pistolet à la ceinture.
Cette séquence contient en elle tout ce qui va conditionner le reste du film : l’idée d’un projet envisagé comme la suite d’un récit fondateur qui n’existe plus que par une série d’artefacts (le tire-bouchon avec sa tronçonneuse miniature, annonçant celle, véritable et rutilante, que Leatherface ressort au cours du film comme un noceur ressortirait son costume des grandes occasions, arme elle-même iconique dans le paradigme du cinéma d’horreur), ainsi que le clivage très brutal entre une néo-bourgeoisie citadine et hipster pleine de ses bonnes intentions qui pavent ici l’enfer littéral dans lequel elle tombe et une Amérique profonde et reculée faisant du repli sa seule sécurité. L’idée majeure de cette « renaissance » de Massacre à la tronçonneuse (au sens propre du terme) n’est pas neuve mais fonde véritablement la violence et le discours politique des meilleurs films d’horreur : la territorialité, la colonisation d’un lieu à civiliser (ou à re-civiliser) au risque de la dé-civilisation qu’implique fondamentalement le genre du survival.
Le film de David Blue Garcia centre son récit sur le territoire occupé, celui de la ville abandonnée de Harlow, cité vidée par une expropriation et évoquant plus ou moins les poussiéreuses villes de planches des westerns. Le décor (très beau) est un retour aux sources, tant à celles du film séminal de Hooper (la barbarie de Leatherface et de sa famille provient bien d’une désaffection de leur territoire par une crise financière aboutissant à la fermeture de l’abattoir qui les faisait vivre) que de l’Amérique elle-même (son allure westernienne fait de Harlow le signe patent d’une conquête de l’Ouest devenue archaïque). L’arrivée des jeunes citadins aisés ayant racheté la ville à bon prix, voulant faire de ces vestiges ici un restaurant, là une galerie d’art, faisant venir des investisseurs jeunes et dynamiques dans un autocar se transformant à la nuit tombée en une sorte de boîte branchée sur roues, n’est finalement rien d’autre qu’une nouvelle conquête de l’Ouest prenant la forme de la gentrification d’un coin paumé. C’est cette dichotomie qui exhume le violent clivage de l’Amérique moderne, et c’est ce clivage qui va réveiller Leatherface, de la même façon que les événements nucléaires réveillent toujours, de film en film, le monstre de Godzilla. Les monstres de cinéma sont des symptômes.
De même que Michael Myers dans la reprise de Halloween par David Gordon Green (et peut-être plus encore dans sa suite Halloween Kills [2021]), dont il est devenu un double parfait, Leatherface est aujourd’hui moins un personnage de cinéma d’horreur qu’une sorte d’allégorie de l’état de l’Amérique contemporaine. D’une nation américaine détruite par sa violence, par sa profonde dualité et ses antagonismes, par son ambiguïté idéologique quant à sa relation complexe avec les armes à feu. Le scénario de Fede Alvarez se fait insistant sur ce point par le biais du personnage de Lila (Elsie Fisher), jeune lycéenne rescapée d’un mass murder dans son établissement, ayant vu mourir tous ses amis, développant un mélange de haine et de fascination pour les armes qui lui serviront à se défendre contre le fameux mastodonte armé d’une tronçonneuse. La mise en parallèle entre Leatherface et les assaillants de lycées américains n’est pas des plus finaudes mais accrédite l’idée selon laquelle le tueur du film est une figure allégorique de cette violence aveugle qui gangrène les Etats-Unis, arme qui frappe arbitrairement, sans choisir et sans scrupules.
C’est certainement en cela que le film de David Blue Garcia ne bascule jamais dans le moralisme facile, le tueur au double visage étant moins un vengeur masqué et maléfique se faisant justice après la mort de sa protectrice qu’un animal chassant dans la zone qu’il occupe, tuant ce qu’il a sous la main lors de scènes parfois impressionnantes de brutalité nihiliste (la scène de massacre dans le car des investisseurs, grand moment marquant du film). Leatherface est un état des lieux de l’Amérique, comme l’étaient de manière assez similaire les autochtones difformes de la version d’Alexandre Aja de La Colline a des yeux (2006), eux-mêmes reclus dans une ville abandonnée de l’Ouest (village-test ayant servi aux autorités pour constater les résultats des essais nucléaires effectués dans les années 60 dans le désert du Nouveau-Mexique), personnages politiques ayant aussi pour objectif d’annihiler ceux qui pénétreraient sur leur territoire en les exécutant et en les dévorant. Le Massacre à la tronçonneuse de Garcia n’est pas sans être cousin de cette séquence magistrale, filmant frontalement la violence des disparités à l’œuvre sur le territoire national américain, exécutée par le barbare mais aussi par les petits hipsters utopistes et censément rassembleurs obligés de se faire barbares pour survivre, et graphiquement concrétisée à l’écran par des effusions gore que certains pourront trouver complaisantes mais qui ne sont finalement qu’éminemment politiques.
Massacre à la tronçonneuse n’est pas un film parfait : il pâtit d’une mise en scène correcte mais finalement très proprette (on est loin des images crasseuses du film de Hooper !) et de certaines scènes explicatives affaiblissant un propos général bien plus intéressant lorsqu’il est sous-jacent (le recours aux réseaux sociaux censés inclure un regard sur la modernité lors de la scène majeure de massacre du film est bien inutile). Le film de David Blue Garcia reste cependant une belle surprise, étonnamment intelligente et lucide sur la diffraction aussi idéologique que territoriale d’une nation américaine en crise profonde. Descendu par la critique aux Etats-Unis, ce Massacre ressemble plus ou moins à un prolongement dialectique et politique de The Hunt de Craig Zobel (2020), autre film sous-estimé et au parfum de soufre, radiographiant l’impossibilité de cohabitation des idéologies dans les Etats-Unis contemporains. Ce sont ces regards sans concession et ce mordant qui rendent ces œuvres remarquables.
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