Cette femme qui est là n’est pas là. Absente aux autres et peut-être à elle-même, le regard souvent vers le hors champ, toujours prête à quitter le cadre, elle semble à l’image même du fourmillement poussiéreux des films super-8 dont la réalité paraît s’évanouir au moment même où elle apparaît. Celui qui filme, le mari Philippe Ernaux lui-même n’est plus. Dans le même temps s’élève une autre réalité, celle de ces années 70 immédiatement perceptible par les vêtements, la posture empruntée des corps devant la caméra, le décor brun triste de la génération Guide du Routard, Nouvel Obs et vacances au Chili d’Allende.
Effectué par le fils benjamin d’Annie Ernaux, David, journaliste scientifique, Les Années super-8 se présente comme un montage de films de famille, sur lequel l’écrivaine pose son texte et sa voix fragile, et offre plusieurs niveaux de lecture.
Pour qui connaît son œuvre, notamment La Femme gelée (Gallimard 1981), il ouvre un nouvel et émouvant espace auto-socio-biographique. Pour qui n’est guère familier du dernier prix Nobel de littérature, ce moyen-métrage suranné plonge dans la nostalgie des années Giscard et l’intimité du bonheur d’une famille très classique. Trop.
« Et pleurer dans les casseroles » *
Le grand malentendu autour d’Annie Ernaux a-t-il une chance de se voir dissipé avec ce documentaire ? Permettra-t-il de montrer à l’œuvre son projet littéraire : sur le fond, faire revivre une réalité tout à la fois intime et universelle ; sur la forme, tailler à l’os une langue distancée, fuyant les effets de style, visant la fausse simplicité du gris et du neutre, sans nullement s’opposer à de discrets bonheurs d’écriture ? Réalisé avant l’attribution du Nobel, il est à craindre que Les Années super-8 conforte chacun dans ses opinions.
Mais, en se coulant dans le montage chronologique des films familiaux, la parole d’Annie Ernaux atteste et témoigne d’une sorte de véracité des faits, qui fait histoire, remplit le rôle de documenter le parcours d’une vie française alors « taraudée secrètement par la nécessité d’écrire ».
En somme, pour qui maîtrise les faux-semblants de son écriture, Les Années super-8 s’avère une preuve de plus de la double ou multiple lecture qu’elle exige. Car malgré ou au-delà de ces images d’enfants rieurs, de famille modèle et moderne, de vacances à l’étranger, de Noëls enchantés, impossible de ne pas avoir à l’esprit la condition de femme, d’épouse, de mère, de transfuge âprement décrite par Annie Ernaux. Et c’est là que ce petit film se révèle un précieux document.
© Films Pelleas
« Dans un flou étrange » *
Se déroulant autour des années d’écriture de La Femme gelée dont la parution allait faire éclater son couple, il donne vie à l’une des forces principales de cette grande lectrice de Bourdieu : donner à voir les déterminismes sociaux et familiaux qui peuvent nous gouverner au plus profond. À partir de ce moment se dévoile le jeu de rôles constituant la cellule familiale qui s’anime sous nos yeux. Jeu de rôles d’emblée signifié par Annie Ernaux qui présente l’arrivée de la caméra super-8 dans sa famille comme la naissance d’un véritable « happening théâtral ». Et dans un même temps, la complexité de ce dessein puisqu’alors, Annie Ernaux a déjà lu Le Deuxième Sexe (1949) de Simone de Beauvoir, qui fut pour elle un choc majeur. Malgré sa connaissance très critique des mécanismes de domination patriarcaux, cette épouse silencieuse se cache donc pour écrire, souscrit au rituel des corvées des courses et du ménage, restreint son projet professionnel de devenir enseignante à l’espace de la sieste de ses enfants. Et illustre la pensée bourdieusienne qu’elle fera sienne par la suite : « Nous naissons déterminés et nous avons une petite chance de devenir libres ».
Les Années super-8 représente une mise en abîme passionnante du mouvement même qui mènera le futur prix Nobel d’une situation de transfuge de classe, d’étudiante féministe puis épouse rattrapée par ses déterminismes sociaux, à ce lent déploiement vers l’accomplissement personnel et littéraire, l’émancipation féminine.
© Films Pelleas
Ce déploiement sociologique se double d’un autre mouvement plus psychologique, dans le sens où l’écriture d’Annie Ernaux se lit aussi comme celle du trauma. Traumas au pluriel : tentative de meurtre du père sur la mère (La Honte), avortement (L’événement), viol (Mémoire de fille), relation sous emprise (Passion simple), mort d’une sœur cachée (L’Autre fille), cancer du sein (L’Usage de la photo)… Or, ce que montre Les Années super-8, c’est cette femme coupée d’elle-même que tout son savoir n’a pu, pour l’instant, libérer et qu’elle a enseveli. Se souvenir de La Femme gelée : « Mes buts d’avant se perdent dans un flou étrange (…) Il se ramasse sur lui-même et moi je me dilue » (p. 402), « douceur aujourd’hui, demain monotonie. » (p. 403), « renoncement à moi » (p. 420), « moulin à café, casseroles, prof discrète, femme de Cadre vêtue Cacharel ou Rodier au-dehors. Une femme gelée. » (p. 432).
« Raconter ma vie, ça ne m’a jamais vraiment intéressée »
En résumé, Les Années super-8 offre la superbe opportunité de se plonger dans cette intimité collective chère à l’écrivaine et toujours émouvante, en découvrant la fiction familiale qu’elle devait par la suite faire éclater en révélant comment une famille, une époque, une société peuvent irriguer une vie. À condition de se souvenir de cette parole de l’écrivaine : « Raconter ma vie, ça ne m’a jamais vraiment intéressée », mais « montrer ce que peut être une existence dans un temps donné » en prenant la sienne « comme matière d’étude ».
*in La Femme gelée, page 339 et 402,
FICHE TECHNIQUE
1h 01min – France
Documentaire couleur d’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot
Image : Philippe Ernaux
Réalisation : David Ernaux-Briot
Récit écrit et dit par Annie Ernaux
Produit par David Thion et Philippe Martin
Montage : Clément Pinteaux
Musique originale composée et interprétée par Florencia Di Concilio
Montage son : Rym Debbarh Mounir
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Fourcou Francis
C’est une belle mise en perspective de ce film et des écrits d’Annie Ernaux. Jai aimé ce film qui m’a replongé dans une époque avec la distance d’une grande écrivaine. LA PLACE m’avait ému, révélé, bouleversé par moments. Le film, outre l’histoire familiale qui maille le récit envoie l’analyse d’une période où l’insoucianse d’une bourgeoisie est questionnée par un monde que les transports accessibles, le tourisme vont transformer en economie mondialisée rien n’échappe à Annie Ernaux !
lambert
Merci pour ce commentaire Francis Fourcou, eh oui, insouciance et bourgeoisie sont également présentes, en apparences du moins, c’est le cas de le dire.