« Les gangsters, porte-flingues et tueurs en tous genres sont finalement de grands enfants, de même que leurs complices tacites que sont les spectateurs » : tel pourrait être le mot d’ordre de Bullet Train, nouveau film de David Leitch (la saga John Wick, Deadpool 2 dont il utilise ici les deux acteurs principaux sous forme de caméos plus ou mins importants), réalisateur qui s’y connaît en enfantillage, faisant de son cinéma une nouvelle version de la pile atomique, générant pure décharge ludique de violence et d’énergie cinétique, dans une démarche de dépense sans compter, comme s’il s’agissait d’une dernière fois quelles qu’en soient les circonstances, postulat finalement très propre aux ambiances de cour de récréation d’école primaire. Une fois tout ceci accepté, tout devient possible, et c’est justement ce qui semble ici intéresser David Leitch, jusqu’à le théoriser d’une étrange façon en remplissant son film à ras-bord de tous les styles de cinéma possibles (du burlesque au film de castagne en passant par le chanbara, sachant que tous ces genres, par le pur exercice du corps qu’ils présupposent, sont très cousins), en accumulant les protagonistes, en empilant les strates narratives, jusqu’à une forme de débordement qui fait à la fois de Bullet Train un divertissement digne de ce nom et un défaut par sa dimension parfois palpable de work in progress, Leitch ne parvenant jamais à égaler Quentin Tarantino (celui de Kill Bill : volume 1) malgré tous ses efforts.

Wagon kawaï (B. Pitt) (©Sony Pictures)

Comme sa référence évidente, et comme quelques films d’action post-modernes récents (entre autres exemples encore frais, Kate de Cédric Nicolas-Troyan [2021]), l’action de Bullet Train se déroule au Japon, pays symptomatique de l’omniprésence de l’image, de la pop culture, de la féerie néon, de l’hyper-technologie, mais tout en étant ancré dans une relation très forte avec l’idée de tradition. Bref, le privilège du Japon par les réalisateurs d’entertainment contemporain nourris à la référence (en gros, tenter de faire du neuf avec du vieux) s’impose de lui-même. David Leitch appuie fortement sur cette imagerie fluo, sur le recours à la toute-puissance technologique (le récit se passe dans le train censément le plus rapide du monde) et sur une esthétique kawaï poussant à fond les curseurs d’une certaine nostalgie, d’un engouement pour la japanité que les générations, des années 80 jusqu’à celle d’aujourd’hui, connaissent par le truchement des anime. En d’autres termes plus concis, en plaçant son récit dans l’espace clos d’un train recelant cependant une esthétique tout à fait représentative de son extérieur nippon (le wagon pour enfants, exemplairement), en faisant son geste post-moderne pour aboutir à un récit en fin de compte tout à fait classique, Leitch mange à tous les râteliers avec Bullet Train.

Récréation (A. Taylor-Johnson ; B. Pitt) (©Sony Pictures)

Brad Pitt y incarne (très bien) Ladybug, spécialiste du vol atteint par une poisse tenace depuis quelques missions et chargé par une agence quelconque de dérober une mallette dans le fameux train, lui-même mis en abyme sur la poignet de ladite mallette par la grâce d’un sticker astucieusement collé. Celle-ci appartient à un tueur russe, The White Death (Michael Shannon), qui a engagé deux experts des missions extrêmes qui s’avèrent de véritables corniauds, aux noms de code Lemon et Tangerine (Brian Tyree Henry et Aaron Taylor-Johnson). A l’autre bout du train se trouve Prince (Joey King) qui n’a pour ambition que de tuer White Death, et Yuichi Kimura (Andrew Koji), fils meurtri d’un chef yakusa (Hiroyuki Sanada) cherchant à venger la tentative d’assassinat de son propre enfant. Et tout ce beau monde de s’affronter afin de faire de leur mission respective un succès. Il y aura bien entendu des déçus… Tout le film se fonde donc sur cet équilibre précaire entre tentative de faire de ses récits multiples et diffractés le carburant d’un film d’action bien troussé, divertissant et aux scènes d’action impressionnantes (et autant le dire, de ce point de vue, c’est une réussite), et auto-parodie bien entendu théorique misant sur une puérilité avouée de (quasiment) tous les instants.

Le personnage de Lemon s’inspire par exemple avec constance de la série pour enfants Thomas and Friends (Thomas et ses amis dans sa version française), programme anthropomorphisant des locomotives pour donner des leçons de vie ; le tueur s’y réfère afin de réfléchir sur la notion de destin (Leitch bafouille la philosophie déterministe dans Bullet Train, mais là n’est pas spécialement le plus important). Ce qui pourrait passer pour un running gag rigolo mais un peu lourdaud s’avère la clé du film : avec chacun de ses personnages associés aux personnages de Thomas and Friends, avec son wagon pour enfants dont un personnage kawaï semble être la régie mais renfermant le Mal en lui, Bullet Train s’assumerait presque en reprise en live action et en beaucoup plus violent de ce programme enfantin. Les personnages sans identité (Ladybug, White Shadow, Lemon, Tangerine, Prince…) sont eux-mêmes des figurines, des enfants qui s’inventent d’autres vies et qui se battent comme en récréation (coups portés au tibia frotté très fort pour faire disparaître la douleur ; la bagarre arrêtée parce qu’une adulte travaillant dans le train pourrait les voir, puis la pause comme on « ferait pouce » pour se désaltérer avant la reprise des hostilités…).

Lemon & Ladybug (B. T. Henry ; B. Pitt) (©Sony Pictures)

Ce mélange de violence décomplexée (car le film peut être vraiment brutal) et de pop culture attrayant, ce « cinéma-vodka-pomme » qui constitue aujourd’hui une part du cinéma d’action contemporain (l’autre part étant le cinéma de super-héros) peut sembler cynique, et Bullet Train au carré, appliquant à la lettre les recettes du genre qu’il théorise, surlignant les codes pour mieux en faire le charbon de sa propre locomotive. Mais le film de David Leitch, pas toujours fin bien que souvent drôle avec ses personnages typés et ses situations burlesques, porte finalement son intérêt sur l’inconséquence de l’action movie contemporain, qui applique une recette multipliant aujourd’hui le nombre de ses ingrédients jusqu’à faire des films du genre des épigones du fameux gloubiboulga. La qualité et la limite de Bullet Train se trouvent certainement simultanément là, dans sa façon de réfléchir lucidement sur l’action contemporaine tout en faisant siens les rouages qu’il a dénudés et en assumant par la même occasion l’opportunisme privilégiant la quantité à la qualité qui dirige son art conjoint de la guerre et de la finance.

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A propos de Michaël Delavaud

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