Cinéaste discret et rare (seulement trois longs-métrages réalisés en onze ans), David Oelhoffen construit néanmoins une filmographie passionnante et cohérente, forte de nombreuses sélections lors de divers festivals (Semaine de la Critique à Cannes en 2007 pour son premier effort, Nos Retrouvailles, lauréat du prix SIGNIS à Venise en 2014 pour Loin des Hommes). Trois ans après son précédent film en tant que réalisateur, et fort du succès en 2013 de L’Affaire SK1 de Frédéric Tellier, dont il a signé le scénario (et pour qui il a également écrit le prochain Sauver ou Périr), il revient avec Frères Ennemis, drame policier en compétition lors de la dernière Mostra. Manuel (Matthias Schoenaerts) et Driss (Reda Kateb) ont grandi comme deux frères inséparables dans la même cité, mais aujourdhui tout les oppose. Manuel est à la tête d’un trafic de drogue, alors que Driss est devenu flic. Quand celui-ci est promu aux Stups, son retour bouleverse les équilibres et met son ancien ami en danger

© David Koskas – One World Films

La force première de Frères Ennemis tient à son approche ultra-documentée du milieu qu’il dépeint. Des décors aux situations, des dialogues au fonctionnement de la bande de Manuel, tout sonne juste et bénéficie du travail de recherche et dinvestigation dOelhoffen sur l’univers de la banlieue et du trafic de drogue. Ici, les voyous ne sont pas des figures romantiques, des hors-la-loi au grand cœur, ou des figures caricaturales et grandiloquentes (en cela il s’éloigne bien heureusement de « l’inoubliable » et inénarrable Truands de Frédéric Schoendoerffer). Quils soient du bon ou du mauvais côté de la loi, les personnages ne sont que des êtres humains luttant pour leur survie et contre leurs propres démons, leurs propres vécus. Ainsi, le film parvient à démythifier les codes du genre, en évitant toute tentation de spectaculaire, sensationnel, préférant resserrer son intrigue autour de conflits moraux, faisant de ses antihéros le centre névralgique du récit, misant alors sur lintensité de leurs rapports comme principale source de tension et daction. Ces protagonistes bénéficient de l’implication évidente et du talent de comédiens au charisme indéniable. D’un trio estampillé Jacques Audiard, allant de Matthias Schoenaerts dans la peau du criminel traqué, comme très souvent impressionnant, oscillant entre intensité et fragilité dissimulée, à son antagoniste Reda Kateb qui retrouve Oelhoffen pour la deuxième fois consécutive, offrant une prestation tout en subtilité et colère intériorisée, en passant par Adel Benchérif, dont la présence magnétique imprime durablement le long-métrage, sans oublier le rappeur Fianso (ici crédité sous son patronyme Sofiane Zermani), tout à fait crédible pour son premier rôle au cinéma, aucune fausse note n’est à déplorer. S’il part d’un postulat maintes fois traité et, somme toute, assez classique (le flic et le voyou, les amis denfance ayant choisi un camp opposé…), le long-métrage, trouve son ton et sa singularité par un traitement sec, sans fioritures et par une volonté de retourner les attentes et les clichés, évitant, ainsi, de sombrer dans le simple « film de gueules » cher à Olivier Marchal. Ici, le policier est interprété par un acteur d’origine maghrébine, là où le gangster a les yeux bleus et laccent flamand. Fameux frères ennemis du titre, plus semblables que leurs « activités » ne semblent lindiquer, Manuel et Driss sont les deux faces dune même pièce, perdus au cœur dun drame humain et personnel. Le milieu du crime est ici montré sous un jour cru et sans fioritures, comme sorte de multinationale clandestine où règne une impitoyable logique de capitalisme sauvage, broyant les individus au sein dune cité bien loin des fantasmes et imageries véhiculées traditionnellement, ayant perdu toute dimension « iconique ». Il en va de même pour la police, dans laquelle le personnage interprété par Kateb est entré par conviction et qui se révèle une simple administration aux rouages grippés.

© David Koskas – One World Films

Pourtant, au milieu de ce réalisme dur et sec, comme en témoignent les scènes daction, où David Oelhoffen filme au plus près des protagonistes, caméra à l’épaule, le décor composé de tours HLM et de petits centres commerciaux, prend des atours quasi symboliques. Lieu clos où le sort des personnages se joue, renouant avec la tradition du western et de sa rue unique au milieu de laquelle les comptes se règlent à coup de balles, un genre avec lequel le réalisateur a déjà flirté dans son précédent Loin des Hommes. Sorte de labyrinthe anxiogène qui peut perdre ceux qui sy aventurent sans le connaître ou, au contraire, protéger ses habitants, à l’image de ses nombreux passages, couloirs et escaliers qui permettent de semer des assaillants ou de trouver refuge. Essayer de fuir cette banlieue, de sextraire de ses murs, aussi bien littéralement que métaphoriquement, est illusoire, les personnages y retombant encore et encore, inéluctablement, dans un éternel retour funeste vers une prison sociale aux barrières infranchissables. Élément éminemment tragique, cette notion de destin impartial, de fatum implacable qui rattrape tout individu, le condamnant à répéter les mêmes erreurs, sans échappatoire possible, élève le film au-dessus de la simple étude sociologique. Touchante histoire de deux déracinés qui cherchent à se (re)construire, Manuel est un solitaire ayant trouvé dans ses partenaires de crime, une seconde famille, là où Driss, en rejoignant les forces de l’ordre, s’est mis à dos son père, qui ne lui adresse plus la parole, devenant un paria pour ses proches. Il est, là encore, question de retournement des codes : le flic est rejeté, tenu à distance, vu comme un traître, là où le gangster trouve un « foyer », un entourage et se construit une vie. La fatalité se joue également du policier, lorsque celui-ci découvre quil ne maîtrise plus le plan quil a lui-même mis en place pour régler une affaire de deal. Sa volonté de faire le bien se heurte alors à des forces inattendues et incontrôlables. Se retrouvant pris à son propre piège, il est obligé de retourner sur les lieux de son enfance, dans ce quartier décidément impossible à fuir définitivement.

Film brut et tragique, aux personnages complexes et tourmentés, Frères Ennemis s’impose comme une alternative aux polars gris et pluvieux made in France, en confirmant le talent de son auteur et de son casting.

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A propos de Jean-François DICKELI

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