Le troisième long métrage de Davy Chou – deuxième long métrage de fiction après Diamond Island (2016) – est fortement centré sur un personnage, Freddie Benoît, une vingtenaire née en Corée, mais qui a été adoptée dès le plus jeune âge par une famille française. On se rend compte de la belle performance de Park Ji-min, qui l’incarne, quand on sait que c’est sa première apparition à l’écran – elle est artiste plasticienne. Car Freddie est un personnage fort, dense. Elle est énergique, offensive, agressive parfois, mais aussi repliée sur elle-même, souvent sur la défensive, mortifiée par son histoire personnelle et par ce qu’elle vit au Pays du Matin calme, glissant sur la pente de l’autodestruction. Elle peut susciter autant l’antipathie que la sympathie, y compris chez le spectateur.
Freddie revient en Corée et va rencontrer son père et sa mère biologiques – ils ne vivent pas dans la même ville et n’ont jamais été mariés, ce qui explique en partie le sort de la jeune fille. C’est pour elle un parcours du combattant, car elle doit repasser par la Hammond, le centre d’adoption qui l’avait prise en charge et qui conserve son dossier, et parce qu’elle doit se plier à une législation stricte en matière de reprise de contact entre parents et enfants.


En fait, Freddie est la proie d’un conflit conscient et inconscient. Elle veut et ne veut pas retrouver ses racines. Elle a besoin de rencontrer son père et, en même temps, elle le rejette. Il faut dire que lui, de son côté, a des réactions dont la démesure est proportionnelle à la lourdeur de la culpabilité qu’il ressent. Il devient envahissant, l’alcool aidant. Freddie lui hurle dessus pour qu’il arrête de lui envoyer sans cesse des textos et autres mails, de lui vomir dessus son chagrin.
Plus tard, bien plus tard, le père trouvera la bonne distance avec sa fille, et un mode de communication plus symbolique et sensible que celui qu’il utilisait auparavant.

Pour retrouver sa mère, Freddie rencontre davantage de difficultés – qui ne viennent manifestement pas d’elle. La rencontre n’a lieu qu’au bout de plusieurs années. C’est ce qui explique en partie la structure morcelée du récit. Avec une ellipse propulsant brusquement le spectateur dans une partie se déroulant cinq ans après la précédente. L’univers est plus sombre qu’auparavant. On sent une Freddie à la dérive, instable, évoluant dans ce qui pourrait être considéré comme l’underground sinon les bas-fonds, la marge de la société séoulite. Attendant au moins de voir une fois sa mère pour finalement combler un manque, se libérer. Pour sortir de la tristesse qui l’abîme au plus profond, se sentir quelque peu heureuse.

La façon dont Davy Chou a filmé cette rencontre entre Freddie et sa mère, dans un bureau de la Hammond, la manière dont il en raconte les suites, sont intéressantes, car elle est à la fois positive et frustrante.
Dans ce bureau, Freddie est assise, émue aux larmes. La mère entre et s’approche de sa fille. Mais le cinéaste fait le choix de laisser l’arrivante dans une zone de flou, alors que le point est fait sur la jeune protagoniste. Quand la mère établit un contact physique, elle reste en partie filmée hors-champ, alors que Freddie occupe, elle, le centre de l’image. Davy Chou passe alors à un plan plus large, grâce à une coupe franche, mais il se met brusquement à distance, montrant les deux personnages de loin. Il y a manifestement une discussion entre Freddie et sa parente, mais elle n’est pas représentée, elle passe dans une ellipse.
La mère – ce qu’elle représente plus ou moins symboliquement – a quelque chose de fondamentalement inatteignable.


On peut imaginer quelques-unes des raisons pour lesquelles David Chou, né en France de parents cambodgiens, dont la famille a directement souffert de la violence des Khmers rouges, et qui, pour son documentaire intitulé Le Sommeil d’or (2012), est parti à la recherche de ceux qui ont fait la grande époque du cinéma cambodgien, celle des années soixante (1), a pu trouver de l’intérêt à filmer cette situation, ce parcours de Freddie qui ne correspondent pourtant pas exactement aux siens. C’est à partir de l’expérience d’une amie française d’origine coréenne, enfant adoptée – Laure Badufle -, qu’il a construit le personnage principal de Retour à Séoul (2).

D’aucuns trouveront peut-être certains passages du film, certains éléments le constituant dessinés à traits un peu épais. Comme, par exemple, le moment où la protagoniste fait toucher à son père la cicatrice qu’elle a gardée après un accident de scooter – le propre renvoyant au figuré. Mais, sur la longueur du Retour à Séoul, cela ne nous a pas personnellement gêné. La scène évoquée n’est pas plus pesante que celle de la tombe dans Bowling Saturne, film excellent, mais parfois porté avec excès au pinacle par la presse. Nous pensons précisément au moment où le policier Guillaume, frère du criminel Armand, allongé sur la sépulture de son père, tente d’arracher la mauvaise herbe qui a pris racine en ce lieu mémoriel (3).

Notes :

(1) Le grand-père de David Chou, Van Chan, était producteur de films au Cambodge. Il a disparu sans laisser de traces en 1969.
(2) Une interview intéressante de Laure Badufle et Davy Chou a été publiée dans L’Obs. Badufle parle de son parcours et, à propos de l’activité de Freddie dans une société de vente de missiles, explique : « Je pensais faire ce métier quelques mois et j’y suis resté onze ans. Je ne vendais pas exactement les armes, pire, j’aidais les étrangers à les fabriquer. Aujourd’hui, j’y vois de la colère. Une colère contre les hommes, ces lâches, auxquels j’ai voulu botter le cul. Parce que c’est la lâcheté de mon père qui a mené à mon adoption. Et puis, travailler dans la Défense, n’est-ce pas chercher une protection ? ».
Cf. « « Avec l’adoption, on devient deux personnes » : Laure a servi de modèle au film de Davy Chou » (Propos recueillis par Sophie Grassin et Nicolas Schaller), L’Obs, 19 janvier 2023. À lire ici.
(3) À titre personnel, nous avons été assez étonné de voir une revue comme les Cahiers du Cinéma consacrer sept pages au film de Patricia Mazuy, le placer en sixième position de son « top 10 2022 », et, à l’inverse, expédier le film de Davy Chou en quelques lignes dans une notule.


 

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Enrique SEKNADJE

1 comments

  1. SANROMA Clo

    J’ai bcp aimé ton article ! Je partage tout-à-fait ta description de la situation et du timing. Étonnant que tu ne parles pas de l’après rencontre de Freddy et sa mère. L’adresse mail, fausse ou erreur, volontaire ou pas, de la mère. De cette ambiguïté, ce doute, avec lesquels Freddy devra vivre, comme une espèce de second abandon, des mots perdus qui parlaient de bonheur, adressés à sa mère… Il y a aussi dans ce film la « jeunesse » coréenne, l’amitié, les mots que son amie lui dit, « tu es une personne
    TRISTE » ( un truc comme ça ) qui lui dévoilent un pan de sa propre réalité.
    J’ai trouvé que Freddy dansait comme si elle livrait un combat de boxe.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.