Comment envisager l’autisme au cinéma ? La fiction a souvent abordé le sujet en présentant des autistes profonds, incapable de communiquer avec leur environnement afin de sensibiliser le public au problème de ce handicap. Parmi les réussites, on peut citer évidemment Miracle en Alabama d’Arthur Penn et dans une moindre mesure le très consensuel Rain Man de Barry Levinson. Plus récemment, le monde de Nathan ou encore Corps et âmes s’intéressaient à la pathologie. Curieusement peu de documentaires existent, hors d’un cadre institutionnel. Pour une raison évidente: il est très difficile de filmer un autiste, surtout si l’on a envie qu’il soit partie prenante, actif dans l’élaboration créative de l’œuvre, acteur du sujet et pas uniquement un figurant soigné par une équipe médico-sociale. L’intérêt est de leur donner la parole. Mais comment faire? Peut-être déjà, en offrant un espace à un autiste pouvant communiquer face caméra avec toute la difficulté que cela sous-entend.
Aurélien Deschamps est atteint du syndrome d’Asperger qui, rappelons-le, est une forme d’autisme ne souffrant d’aucun retard de langage et qui se caractérise par des difficultés de compréhension dans les rapports sociaux et une tendance à la répétition du comportement. Rien n’est évident pour lui, rien ne semble logique. Il ne possède juste aucun code social. Quelle folie tente de reconstituer de façon cohérente son espace mental en canalisant son expérience, en recueillant ses réflexions souvent désordonnées. Le projet -beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à l’écran- du réalisateur Diego Govenatori a nécessité deux ans de tournage et sans doute un montage ardu évacuant au moins 99% de tout ce qui passait par la tête de son personnage central. Govenatori filme le livre qu’Aurélien Deschamps ne pourra jamais écrire, tente de raccommoder une pensée éclatée, dispersée parfois noyée sous un flux de mots ininterrompus. Aurélien Deschamps vampirise l’écran de sa présence intense et habitée, même lorsqu’il est isolé en pleine nature, dans les hauteurs de Pampelune. L’isoler ainsi est une manière de dire qu’il n’appartient pas au monde de l’homme dit normal, il est une sorte d’anomalie. Ses réflexions l’amènent à évoquer avec une excitation peu commune et un débit de parole interrompu, sa déficience concernant la compréhension du monde, et notamment en ce qui concerne le symbolisme des objets qui nous entourent. Un objet n’a pas de sens pour un autiste, une œuvre d’art n’existe pas. Les autistes n’ont pas accès à ce qui pour nous va de soi. Le réalisateur, caméra à l’épaule, tente de nous faire partager le psychisme décalé d’Aurélien. Il laisse parfois le spectateur respirer en passant par des sensations sonores à commencer par l’utilisation pertinente d’une musique contemporaine dissonante où l’on entend aussi bien Luc Ferrari que Krzysztof Penderecki. Les extraits choisis expriment l’esprit tourmenté du « sujet » observé.
Pour ne pas lasser le spectateur, ou même l’agacer, il s’autorise des pauses silencieuses, des moments de respirations. Il injecte aussi du cinéma, et paradoxe, du symbolisme, à travers la figure du taureau. Par un effet miroir saisissant, il montre à travers les images d’une feria de Saint Firmin, le comportement excessif des hommes. Les taureaux poursuivis par une masse informe d’individus surexcités et alcoolisés sont un peu les victimes d’un système agressif où la question de la norme se pose.
Sans donner une image romantique de l’autisme, Diego Govenatori livre un beau témoignage d’un homme coupé de ses semblables, où rien n’est accessible, où l’environnement reste constamment étranger à soi. Fruit d’une amitié de plus de 10 ans, ce documentaire, qui s’apparente à une auto-analyse restructurée, réorganisée par la bienveillance d’un tiers ne cherche nullement à être objectif, empreint d’une empathie permanente. Il n’évacue pas la dimension critique et évite tous les pièges du cinéma institutionnel et didactique. En revanche, on sort, un peu éreinté de la projection, en se disant que l’on s’est un peu approché de « cette forme de folie » induite par le titre, de ce décentrage permanent d’un cas psychique qui n’a pas accès à nos codes. Mais qui au fond, a le mérite de nous questionner sur notre rapport quasi pathologique au symbolisme.
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