Dominique Abel et Fiona Gordon – « L’Etoile filante »

« L’Etoile filante » est un bar borgne bruxellois dont les gérants sont Boris (Dominique Abel) et Kayoko (Kaori Ito). Une clientèle parsemée y boit ses ballons dans une ambiance enfumée et léthargique, dont la quiétude repose sur Tim (Philippe Martz), portier de l’établissement ronronnant. Sauf qu’un soir, qui ressemble à s’y méprendre à un autre soir, Georges (Bruno Romy) débarque dans le boui-boui et tente de tuer Boris en l’accusant d’être responsable d’un attentat ayant touché Bruxelles quelques décennies auparavant. Accusations justifiées : Boris, ancien activiste d’extrême-gauche, doit fuir. Mais c’est sans compter sur le hasard qui lui fait croiser la route de Dom (Dominique Abel, dédoublé), pauvre hère dépressif dont le petit gang du bar va faire un nouveau Boris pour créer l’illusion et protéger l’ancien terroriste des foudres de Georges.

Drôlerie chagrine (D. Abel ; F. Gordon) (©Potemkine Films)

L’Etoile filante est aussi et surtout le titre du cinquième long métrage d’Abel et Gordon (et le second sans Bruno Romy à la réalisation, troisième tête de ce gentil cerbère qui exista jusqu’à La Fée [2011]), dans lequel on reconnaît la patte de ce duo excentrique, presque au sens premier du terme. Tout y semble en effet hors du centre, hors du réel, hors du temps, hors des conventions narratives du fait que l’embryon de récit que cette nouvelle œuvre nous raconte ne semble légitimé que par sa manière d’introduire ses beaux moments burlesques ou, aspect ici moins neuf que profondément intensifié, ses grands élans de mélancolie. Ce nouveau film ressemble à une forme d’oxymore, développant une tristesse joyeuse, ou une drôlerie chagrine (prenez-le comme cela vous arrange), le comique étant constamment irrigué par un sens du tragique présent en filigrane, un état de crise permanent considéré avec l’exubérance du rire. Une scène, parmi les plus belles de L’Etoile filante, représente parfaitement cette tonalité incertaine : Dom et Fiona (Fiona Gordon, donc) se retrouvent sans le savoir assis dans les deux cabines mitoyennes des toilettes du bar ; une chanson est lancée sur un juke-box et les deux personnages, mari et femme séparés, de pleurer ensemble en écoutant ce morceau évoquant certainement leur passé commun et tragique (ils ont vraisemblablement perdu leur enfant) et de partager le papier hygiénique épongeant leurs chaudes larmes en se le faisant passer sous la cloison de leur cabine respective. La scène émeut en cela que la mise en scène du burlesque le dispute à la détresse humaine la plus profonde, comme une sorte d’énergie du désespoir recelant en elle-même une manière possible de pouvoir survivre à la dureté d’un monde par trop cruel.

Effet-miroir (D. Abel ; D. Abel) (©Potemkine Films)

De ce point de vue, dire que le film se situe hors du réel comme nous l’affirmions plus haut serait finalement à nuancer ; disons plutôt qu’il se débat contre son emprise, qu’il essaie tant bien que mal d’effacer les empreintes que ce réel laisse cependant par ci par là dans le récit, des Années de plomb qui touchèrent la Belgique dans le courant des années 80 et qui servent de base scénaristique à la crise sociale qui porte atteinte à l’intégrité des personnages (entre autres lors d’une scène tordante montrant des brancardiers sans moyens venant chercher un homme en train de faire un arrêt cardiaque). La tragi-comédie burlesque se teinte donc d’une sorte de dimension politique à la fois acide et humaniste, liant L’Etoile filante à un héritage chaplinien que le duo Abel et Gordon a toujours plus ou moins revendiqué (l’une des scènes du films se réfère d’ailleurs expicitement à la fameuse scène de la manifestation des Temps modernes [1936]). Charles Chaplin n’est pas le seul support référentiel sur lequel s’appuient les deux réalisateurs, convoquant également, en vrac et sans être exhaustif, le cinéma des Marx Brothers (une scène où les deux exemplaires de Dominique Abel se regardent comme dans un miroir, rendant hommage à la fameuse séquence virtuose de Soupe de canard [1933]) ou celui, empruntant lui-même aux classiques, de Mel Brooks (le bras articulé de Georges, justicier revanchard dans l’âme, qui en fait une sorte d’avatar de l’Inspecteur Kemp de Frankenstein Junior |1974], prothèse elle-même inspirée par Le Fils de Frankenstein de Rowland V. Lee [1939]… ou le bras articulé traversant les diverses époques du cinéma comme l’un des artefacts d’un mythe en perpétuel reconsidération).

Mélo dynamité (©Potemkine Films)

Mais la véritable filiation que cultivent Abel et Gordon, ici plus encore perceptible que dans leurs films précédents, serait celle les attachant au cinéma d’Aki Kaurismaki, duquel ils se rapprochent par leur façon d’inscrire leurs intrigues dans une sorte d’utopie où ne suinte le réel que par intermittences, de créer un monde artificiel par le biais d’une photographie et d’une lumière propres à recréer une sorte de technicolor factice (le travail de la cheffe-opératrice Pascale Marin pour L’Etoile filante est absolument remarquable), par l’usage même d’une typologie très proche de celle, caractéristique, qu’utilise le cinéaste finlandais sur ses affiches. Ils se retrouvent surtout dans cette manière de créer une forme de mélodrame qui ne porte pas son nom, un cinéma empreint de léthargie, de chagrin et de musique (dans ce nouvel Abel et Gordon, la BO, très belle, est confiée au duo Birds in Wire), genre qu’Abel et Gordon dynamitent cependant par la grâce d’un burlesque très corporel puisant autant dans l’agilité du spectacle circassien que dans la vivacité virevoltante de la comédie musicale. Laissons donc de côté les quelques scories de L’Etoile filante (et surtout ce récit filandreux, parfois confus, qui peut nous faire nous égarer dans les méandres identitaires des personnages qu’interprète Dominique Abel) : ce film atypique, nostalgique, hilarant et mélancolique ne fait rien de moins que de laisser percevoir la placide tempête intérieure des désabusés. Un film-oxymore, on vous l’avait dit !

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A propos de Michaël Delavaud

1 comments

  1. Chris

    Un film qui tourne autour d’Abel au détriment de Fiona Gordon qu’on aurait voulu plus présente à l’écran tant son charisme est indéniable.

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