Martin, Nikolaj, Peter et Tommy sont professeurs dans un même lycée-collège au Danemark. Passés la quarantaine, ils sont blasés, englués dans une existence monotone. Dépressif, Martin ne sait plus comment intéresser ses élèves à son cours d’histoire, pas plus qu’il ne sait, le soir venu, comment communiquer avec ses deux adolescents ou parler à sa femme. Lors d’un de leur diner rituel, les quatre amis décident de se livrer à une expérience, inspirée par les écrits d’un psychiatre norvégien, le Docteur Finn Skarderud : selon ce médecin, le corps humain serait né avec un déficit d’alcool dans le sang de 0,5g/litre de sang ; et donc, selon lui, si l’on s’emploie à maintenir en permanence ce taux d’alcool dans le sang, on est moins stressé, plus dynamique et plus heureux. Avec ce nouveau régime antidépresseur, les quatre hommes redécouvrent dans un premier temps ce qu’ils croyaient irrémédiablement perdu : une certaine joie de vivre.
Après son précédent film Kursk, superproduction européenne sur le naufrage du sous-marin nucléaire du même nom, Thomas Vinterberg pouvait donner l’impression d’être perdu pour le bon cinéma. Non seulement, son film manquait cruellement de souffle, mais il n’était porté par aucun propos un tant soit peu personnel. 20 ans après Festen, Kursk avait vraiment tout du naufrage. Drunk nous donne l’occasion d’oublier ce raté, Vinterberg n’étant décidément jamais meilleur que dans le genre intimiste, quand il filme des danois qui lui ou qui nous ressemblent.
Soulignons d’abord dans Drunk la présence et l’interprétation de Mads Mikkaelsen. Découvert dans Pusher de Nicolas Winding Refnn en 1996 et Pusher 2 (2004), l’acteur avait déjà collaboré avec Vinterberg dans La Chasse, rôle qui en 2012 lui avait valu un prix d’interprétation à Cannes. Son impressionnante carrière internationale (lancée notamment grâce à son rôle du Chiffre dans James Bond, Casino Royal) a depuis longtemps révélé son talent au grand public mais parfois dans des films un peu décevants (on songe à Michael Kohlhaas d’Arnaud Des Pallières en 2013, adaptation très moyenne de la géniale nouvelle de Kleist) ou franchement sans aucun intérêt (Polar, production Netflix sortie en 2019, à déconseiller). Parfois piégé par son physique de beau ténébreux et un jeu tout en retenue (Mads Mikkaelsen est au fond un acteur timide), le comédien n’a pas toujours eu l’occasion d’interpréter des personnages à la hauteur de son potentiel. Avec Drunk, il trouve un rôle à sa mesure, qui colle à son air dépressif (son quotidien de prof) tout en l’incitant à libérer une sauvagerie rentrée. Comme si l’acteur revivait avec l’ivresse de son personnage. Comme si l’acteur et le personnage, tous deux sortis d’une longue convalescence, retrouvaient simultanément une invitation à sortir d’eux-mêmes et à jouer.
Martin est entouré par ses trois potes Tommy, Peter et Nikolaj, joués respectivement par Thomas Bo Larsen, Lars Ranthe et Magnus Millang, tous habitués des films de Vinterberg. La complicité entre les quatre collègues est au cœur de Drunk qui est aussi un film sur l’amitié (On songe à Cassavetes se filmant, buvant avec ses potes Peter Falk et Ben Gazzara dans Husbands par exemple, même si Drunk reste un film davantage sous contrôle).
Avec le portrait de quatre hommes en crise, le film s’attaque au conformisme et à la monotonie engendrée par les « responsabilités » de l’âge adulte. Qu’ils soient mariés, célibataires ou divorcés, aucun des quatre compères ne semble en mesure de s’extirper d’une vie asphyxiante à force d’être morne. Sur le point de sombrer, Martin ne comprend plus ses élèves dont il parvient seulement à déplorer, sans la combattre, l’addiction au téléphone portable.
La décision de s’alcooliser va permettre aux quatre amis de retrouver du lien avec leurs élèves. Ils les comprennent soudain mieux, éprouvant le mélange de sérieux (le travail, les études, les examens) et de désinvolture, de folie propre à la jeunesse (les soirées le weekend, les jeux d’alcool). Comme l’annonçait le psychiatre norvégien, l’alcool leur redonne entrain, enthousiasme, les galvanise pour vivre chaque jour de façon plus intense. Outre la complicité jouissive qu’éprouvent les quatre expérimentateurs, l’alcool leur souffle l’une de ses grandes vertus : l’empathie ; comme celle qu’éprouve Peter pour son élève pétri d’angoisse après avoir échoué les examens deux années de suite. Ce lien s’avère primordial dans la confiance professeur / élève et donne par exemple à Peter l’occasion de prodiguer au jeune homme des conseils pas très politiquement corrects, mais particulièrement efficaces : faire comme les musiciens de haut niveau qui, avant une audition, boivent un whisky pour conjurer leur stress.
L’alcool sert de déclic aux uns et aux autres. Enfin désinhibé, chacun mesure le carcan dans lequel il s’est enfermé le plus souvent tout seul. L’alcool ne détruit pas ce carcan mais le met à l’épreuve. Malgré ses accents subversifs, Drunk révèle une morale étonnement convenue : c’est en « faisant tout » pour perdre sa femme que Martin se rend compte à quel point il l’aime ou encore : boire, c’est bien de temps en temps mais pas trop, sinon c’est le début de la fin. Les ressorts un peu conventionnels du scénario maintiennent Vinterberg dans ses ambitions de cinéaste grand public.
C’est finalement sous l’angle politique que le film déploie une énergie vivifiante, sur un registre à la fois drôle et tragique qui invite à réfléchir. Tout en montrant les dangers de sa consommation, Drunk veut redonner ses lettres de noblesse à l’alcool et à l’ivresse. Martin, en bon professeur d’histoire, cite les exemples d’alcooliques célèbres, Roosevelt ou Churchill (qui s’engageait à ne jamais boire avant le petit-déjeuner), considérés pour autant comme des grands hommes, vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale et incarnation de la civilisation contre l’obscurantisme nazi. A l’inverse, la méfiance envers l’ivresse engendre l’hygiénisme et les monstres. Les nazis, consommateurs assidus d’amphétamines (drogues de puissance) n’aimaient pas les alcooliques. Plus qu’un symptôme, leur rejet de l’alcool peut-il être compris comme un agent producteur de fascisme ? En soulevant ces questions, Drunk propose une leçon qui rappelle celle de Brecht dans sa pièce Maître Puntila et son valet Matti : en offrant à ses consommateurs une expérience mentale propre à déborder les conventions et à déjouer un ordre social qui inhibe, limite voire enferme, l’alcool n’a-t-il pas le pouvoir de rendre chacune et chacun plus humains ?
Dans la note d’intention de son film, Vinterberg explique vouloir interroger la « rhétorique puritaine » de notre époque. Réunissant élèves et professeurs dans une même fête, la dernière scène, peut-être la plus réussie du film, est le point d’orgue de cette attaque contre l’hygiénisme mondial qui infuse nos sociétés. A priori, l’ivresse des uns et des autres n’est pas la même. Pour la jeunesse, l’ivresse est un rite, un passage obligé, encouragée par la société pour être d’autant plus condamnée lorsqu’elle perdure à l’âge adulte ; le corps jeune encaisse – 55 pintes par semaine pour un élève de terminale – alors que le corps vieux devient laid, sale, honteux quand il est soumis à l’ivresse. La dernière scène redistribue ce partage conventionnel et nous sort de l’impasse morale dans lequel le film menace à un moment de glisser. Organisant le mélange des générations, la fête prend une autre dimension, moins factice et plus vraie, plus délirante et joyeuse, plus risquée et plus sauvage. Dans un monde tyrannisé par le devoir de rester en vie en bonne santé, jusqu’à oublier que sortir de soi a du bon et que la mort existe, cette dernière scène nous bouscule : elle nous fait du bien.
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