Midnight in London
Edgar Wright est un cinéaste qui a fait de la régression le carburant narratif et graphique de son cinéma, et qui a l’immense qualité de la savoir et de le théoriser en en faisant la caractérisation principale de ses personnages déboussolés par les violences émotionnelles que leur fait subir le monde réel. Nous pouvions constater ceci dès sa série Spaced (1999-2001), dans laquelle les deux personnages de colocataires adulescents (interprétés par Simon Pegg et Jessica Stevenson) et tous les occupants de la résidence où ils ont emménagé se réfugient dans un monde alternatif, qui va d’ailleurs jusqu’à envahir le régime esthétique des deux saisons du show, afin de mettre au ban leurs souffrances sentimentales et autres noires dépressions. La série a beau être très drôle, burlesque, débridée, elle se teinte cependant d’une certaine forme de mélancolie rendant le travail de Wright très touchant. Cette idée de la régression, de la nostalgie référentielle (parfois abusive) ou d’une geek attitude considérées comme valeurs-refuges protectrices face un monde trop cruel, trop complexe dirige également l’ensemble des longs métrages du réalisateur britannique, de Shaun of the Dead (2004), où l’invasion du cinéma de George Romero dans la médiocrité de la middle class anglaise est l’occasion pour le personnage principal de sauver son couple en crise au Dernier pub avant la fin du monde (2013), racontant une invasion extraterrestre permettant à de vieux amis de solder tous leurs comptes avec une jeunesse à laquelle certains voudraient se raccrocher par peur de l’engagement, en passant par Scott Pilgrim (2010), narrant une vie amoureuse compliquée considérée comme un jeu vidéo.
Le nouvel Edgar Wright, Last Night in Soho, est un retour en forme du cinéaste (après ce Baby Driver de triste mémoire [2017], dont la seconde moitié aurait pu faire penser que nous avions perdu ce réalisateur pourtant aimé), et une forme de radicalisation de son obsession pour la toxicité de la régression, considérée comme un vain bouclier faisant semblant de protéger des affronts du monde. Diffus du moment où Wright le diluait avec talent dans l’humour, le pouvoir néfaste de la nostalgie explose au visage du spectateur avec la première œuvre dite « sérieuse » de la filmographie de l’Anglais (ce dernier vend son film depuis la pré-production comme une envie tenace de s’attaquer à un cinéma d’épouvante au premier degré).
Le film raconte l’arrivée à Londres de la jeune Eloise (Thomasin McKenzie), débarquant de ses Cornouailles natales où elle vivait chez sa grand-mère depuis la mort de sa mère afin d’intégrer une grande école de mode. Jusqu’alors isolée du reste du monde, blottie dans la ruralité du sud de l’Angleterre, elle a fait sienne la culture sixties de sa grand-mère, écoutant essentiellement la musique de l’époque et fantasmant un Swinging London plein de bruit, de fureur et de joie dansante. Occupant une chambre dans le pavillon de Miss Collins (Diana Rigg dans son dernier rôle), elle se plonge durant la nuit dans l’ambiance de ce Londres onirique, suivant à travers les reflets des miroirs des bars de l’époque la trajectoire de Sandie (Anya Taylor-Joy), jeune artiste ambitieuse qui, de nuit en nuit, lèvera le voile sur un monde de la nuit perverti par la misogynie, puis résolument assassin. Et Eloise de commencer à ne plus distinguer le cauchemar du réel et de se retrouver assaillie par les fantômes d’un passé qui est celui de son double… Mais n’est-elle pas elle-même son propre double ?
Cette plongée dans le Londres interlope mais idéalisé des années 60 n’est pas sans faire penser au Minuit à Paris très sous-estimé de Woody Allen (2011), dont Last Night in Soho reprend quelque peu le discours : fuir sa temporalité insatisfaisante pour ce que l’on peut considérer comme un Age d’Or émerveille un temps, ceci avant que l’on se rende compte que cet Age d’Or est lui-même imparfait (Allen allant jusqu’à fantasmer un second Age d’Or issu du premier). La découverte d’un autre temps qui ne serait pas nécessairement meilleur que le nôtre permet par comparaison de redécouvrir ce présent, de l’accepter et de le dompter : le discours est naïf comme un récit d’initiation, ce qu’est finalement Last Night in Soho. Plus que le discours et la joie mélancolique et féerique qui présidaient le film d’Allen, c’est la trajectoire tortueuse du personnage d’Eloise qui intéresse visiblement Edgar Wright, par sa façon de traverser les miroirs pour passer nuitamment d’une temporalité à une autre jusqu’à ce qu’elle perde ses repères spatiaux et temporels, jusqu’à ce qu’elle ne discerne plus les moments de veille et de sommeil, jusqu’à ce que les identités de tous se troublent jusqu’au vertige (les filles de l’école de mode adoptant des pseudonymes, Eloise se faisant surnommer Ellie, Sandie changeant de nom pour chacun des hommes que lui présente son amant-imprésario-maquereau Jack [Matt Smith]). Car c’est en effet le vertige que recherche Edgar Wright, celui qui provoque l’angoisse, le malaise, la peur. A l’instar de son héroïne qui se réfugie dans les années 60, l’esthétique de Wright recherche, elle, le soutien des années 70, Last Night in Soho puisant allègrement dans l’esthétique baroque d’un Dario Argento (les néons saturant l’image d’un chromatisme bleu et rouge résolument toxiques, ceci répondant à une intrigue ressemblant peu ou prou dans son démarrage à celle de Suspiria [1977]) ou d’un Nicolas Roeg (Ne vous retournez pas [1973] est explicitement cité dans une scène où Ellie tente de suivre Sandie portant un ciré rouge dans le labyrinthe des ruelles londoniennes). De même que ces deux références précises, le film de Wright est bel et bien un récit carrollien, la chute d’une innocence dans le trou noir d’un Inconscient, la traversée d’un miroir renversant les repères et les valeurs et où le reflet devient nouvelle réalité.
Que voit Eloise dans le miroir ? Un idéal qui devient cauchemar. Une utopie qui se transforme en une sorte de totalitarisme masculin. Un inframonde où les hommes dirigent d’une main de fer les alouettes qui se seraient cognées trop fort au miroir qui les aurait leurrées. Par le truchement du duo Ellie-Sandie et de sa représentation nouvelle du Swinging London, le cinéaste fait d’une pierre deux coups : il délivre de façon plus explicite le discours qui dirige la quasi-totalité de sa filmographie (la virtualité dans laquelle ses personnages se planquent et qui va jusqu’à contaminer son cinéma n’est pas sans dissimuler des fantômes existentiels qui ne demandent qu’à sortir pour se faire entendre) tout en inscrivant son film dans un mouvement actuel critique envers d’anciennes valeurs patriarcales particulièrement oppressives. Les scènes d’horreur du film reposent sur cette idée : ce qui ressurgit du passé pour terroriser Eloise, c’est bel et bien l’horreur que la domination masculine de l’époque a fait peser sur les frêles épaules de son avatar sixties Sandie, ceci jusque dans une résolution aussi habile que discutable.
Si l’on peut regretter que la naïveté adolescente du démarrage et du final du film tranche avec la noirceur baroque de l’ensemble et qu’elle amoindrisse par conséquent la puissance de son récit, Last Night in Soho reste cependant un très joli sursaut de la part d’Edgar Wright, cinéaste qui s’était un peu égaré et qui, en donnant une véritable densité horrifique à son cinéma et en radicalisant l’expression de ses thématiques récurrentes, réalise ici l’un de ses films les plus aboutis. Nous attendrons le suivant le pied ferme.
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