« Egon Schiele – Mort et Jeune Fille » – Dieter Berner

Les Editions Taschen1 signent une somme somptueuse et monumentale de huit kilos de tout son œuvre, l’Albertina Museum vient de lui consacrer une exposition à Vienne, le magazine Connaissance des Arts2 l’a mis à la une de son numéro de mai et l’Autriche s’apprête à fêter en grande pompe le centenaire de sa mort. Il va donc être fortement question d’Egon Schiele, l’un des deux plus grands peintres autrichiens et certainement le plus sulfureux, tandis que sort ce biopic Egon Schiele – Mort et Jeune Fille de Dieter Berner.

« Tout est mort vivant. »3

Un grand feu dans lequel dansent les scènes et les figures de l’enfance de Schiele en même temps que des titres et avoirs bancaires. Le film commence par le chapitre le plus connu de la vie du peintre, l’un de ses plus symboliques aussi, puisqu’il condense la destruction, la folie et la violence qui l’irradieront : lors d’une de ses crises de démence, le père brûle ses biens et ruine sa famille avant de mourir tragiquement lorsque son fils a quinze ans. Il a auparavant contaminé sa femme de la syphilis qu’il a contractée au bordel lors de leur lune de miel et refusé de soigner. Avant Egon sont morts un garçon en couches et une petite sœur de dix ans. S’il s’ouvre sur l’anecdotique, le long-métrage de Dieter Berner a donc le bonheur de le transcender par une vraie vision cinématographique, l’allégorie du feu, celui qui va embraser et réunir pour toujours mort, sexe et déchéance de l’être.

« Commencèrent les temps morts et les écoles sans vie. / J’arrivai dans des villes mortes, sans fin, et je portai mon deuil. / À cette époque, je vécus l’agonie de mon père ».3

Construit en flash backs entre la triste fin du peintre et sa brève et fulgurante existence, brossant souvent les scènes comme des tableaux, Egon Schiele – Mort et Jeune Fille (en référence au titre d’un de ses plus célèbres tableaux) respecte une facture classique, très chaste eu égard au caractère sexué de l’œuvre du peintre (non, non, aucune scène porno) et avec une mise en lumière contrastant avec les sombres peintures. La direction d’acteurs privilégie un jeu souriant, enjoué et évite la dramatisation que l’on aurait pu attendre voire espérer, se situant aux antipodes du jeu intériorisé du Van Gogh de Pialat, de la Séraphine de Martin Provost ou de la Camille Caudel de Bruno Nuytten. Ce jeu lisse va cependant dans le sens d’une certaine insensibilité du personnage, profondément égocentrique, narcissique et prompt à chosifier4 ses modèles. Après avoir rompu avec Wally pour épouser sa fort bourgeoise de voisine, n’est-il pas prêt à envisager de reprendre immédiatement la première comme simple modèle ?

Qui connaît la vie d’Egon Schiele voit très bien le piège qu’elle tend à tout scénariste. Enfance marquée par la folie, la mort et la pauvreté, en rupture de ban des Beaux-Arts de Vienne, vie de bohème rythmée par les amours libres et scandaleuses, représentations provoquantes et torturées de modèles très jeunes comme sa petite sœur Gerti, emprisonnement pour affaire de mœurs, œuvres brûlées ou détruites, mort à vingt-huit ans de la grippe espagnole trois jours après son épouse enceinte de six mois, dans un appartement trop froid. Tous les traits de la figure de l’artiste maudit se trouvent là réunis pouvant créer autant d’écrans de fumée d’une œuvre de génie qui n’a cessé d’interpeller et de fasciner, que ce soit Francis Bacon, Otto Muehl, David Bowie, Mylène Farmer ou Madonna . Né en 1890, le maître de l’expressionnisme autrichien est devenu une icône, le diamant noir de l’underground autrichien enfin sorti de l’ombre depuis la fin des années 60.

Sans se priver des scènes historiques de la vie du peintre, le réalisateur prend le parti de ne pas en faire sa ligne de force principale, lui préférant celle de ses relations féminines, en tout premier lieu de sa jeune sœur Gerti. Ainsi le film permet-il une plongée dans l’intimité du peintre comme de ses peintures sous l’angle des désirs à l’œuvre dans l’une comme dans les autres. Et c’est sa réussite de nous livrer ainsi de très beaux portraits de femmes-muses, campées avec une insolente liberté par Larissa Aimee Breidbach dans le rôle de Moa et de Valérie Pachner dans celui de Wally. Ici souffle l’esprit, l’énergie et la fantaisie de l’avant-garde autrichienne des années 1910 bien décidée à faire exploser codes et conventions, à placer l’art avant toute chose, et à vivre fiévreusement pour lui. Egon Schiele – Mort et Jeune Fille nous fait généreusement et joyeusement partager l’ambiance de ces années d’avant-guerre où couvaient également Klimt, Mozart, Freud et Zweig. Pour autant, il demeure dans le cadre du portrait en contexte historique comme le peintre dans celui de sa toile. Nuls discours picturaux ou angoisses existentielles, ces dernières pouvant difficilement être reflétées par la beauté lisse et androgyne du jeune Noah Saavedra glissant à la surface des choses, au point finalement de s’effacer devant ses muses qu’il met ainsi en valeur et en relief.

Né en 1944, d’abord comédien puis metteur en scène de théâtre avant d’enseigner le cinéma, Dieter Berner passe à la réalisation avec Berliner Reigen (2007) et Krankheit der Jugend (« Le mal de la jeunesse », 2010), en mettant en pratique sa technique d’élaboration collective de scène. Il s’attelle à la biographie filmique du peintre après avoir lu l’ouvrage que Hilde Berger (son épouse et co-scénariste) lui a consacré5. Il explique : « Pour moi, il était primordial de tourner avec des jeunes, et non pas avec des acteurs jouant des jeunes. »6 C’est ainsi qu’il en est arrivé à choisir Noah Saavedra qui avait surtout posé pour la photographie et à travailler pendant un an le rôle avec lui, au point que le jeune amateur a choisi ensuite de devenir acteur professionnel et d’entrer dans une école d’art dramatique, réussissant le concours d’entrée à l’Académie des arts dramatiques Ernst Busch de Berlin.

Egon Schiele – Mort et Jeune Fille est la deuxième biographie filmique du célèbre peintre après Egon Schiele, Enfer et passion de Herbert Vesely avec Jane Birkin et Mathieu Carrière, en 1981.

En conclusion, si le film offre une vision honorable de l’existence du peintre sous l’angle de ses relations féminines, on peut regretter qu’il ne lui ai pas donné plus d’épaisseur, au point qu’il est difficile d’imaginer que la jeunesse et la fraîcheur du personnage puisse cacher l’une des œuvres les plus désespérées de l’histoire de la peinture. Quant à l’érotisme qu’il est convenu de voir dans cette œuvre — et qui relèverait plutôt d’une sexualisation morbide — il est également la grande composante manquante de ce film très politiquement correct, globalement en manque de soufre.

1. Egon Schiele. L’Œuvre complet de 1909 à 1918, Tobias G. Natter, Taschen.
2. Connaissance des Arts, Vienne fête Egon Schiele, mai 2017.
3. Egon Schiele, Moi, éternel enfant, Éditions Comp’act / L’Act mem, 1998.
4. Hilde Berger, « Mort et jeune fille » : Les femmes d’Egon Schiele », Böhlau, Vienne 2009.
5. Dossier de presse du film.
6. Cf  Sandrine Guignard, Egon Schiele, Le corps impudique : http://la-philosophie.com/egon-schiele-le-corps-impudique

 

Egon Schiele – Mort et Jeune Fille
Réalisateur DIETER BERNER
Scénario HILDE BERGER, DIETER BERNER,
Direction de la photographie CARSTEN THIELE
Décors GÖTZ WEIDNER, VSK
Montage ROBERT HENTSCHEL
Musique ANDRÉ DZIEZUK
Costumes ULI SIMON
Casting EVA ROTH, BADY MINCK
Chef-opérateur son PHILIPPE KOHN
Design sonore FRANCOIS DUMONT

Egon Schiele NOAH SAAVEDRA
Gerti Schiele MARESI RIEGNER
Wally Neuzil VALERIE PACHNER
Moa Mandu LARISSA AIMEE BREIDBACH
Edith Harms MARIE JUNG
Gustav Klimt CORNELIUS OBONYA
2016 – 109 MIN – SON 5.1 – IMAGE 2.39 : 1 – AUTRICHE

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A propos de Danielle Lambert

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