Inutile de faire durer le suspense : de la toute première à la toute dernière image, le premier long-métrage d’Élie Grappe, Olga (Prix SACD à la Semaine de la critique de Cannes), est à couper le souffle. Cela tient beaucoup, du reste, au dialogue entre ces deux extrémités du film, nourri par un travail remarquable, tout du long, sur la tension – du corps, de l’esprit, du coeur. On est très conscient, d’emblée, que l’aise avec laquelle Olga (Anastasia Budiashkina) et sa copine Sasha (Sabrina Rubtsova) marchent sur les mains (rien que ça) comme si de rien n’était, comme si c’était un jeu, est le résultat d’heures entières passées au gymnase chaque jour, tous les jours, mais ce jaillissement d’insouciance du début illumine par sa fraîcheur. Cette légèreté ne reviendra plus que par éclats, de plus en plus brefs, avant d’être complètement suffoquée par la tension presque insoutenable qui prend progressivement le pas sur tout le reste dès l’instant où elle sort du cadre bien délimité de la salle d’entraînement.

Pourtant, quand on travaille d’arrache-pied pour représenter l’Ukraine aux Championnats d’Europe de gymnastique de 2014 comme le font ces adolescentes (d’un âge encore si tendre à bien des égards), on est déjà bien au-delà de la simple « discipline », même de fer : le niveau de détermination est tel qu’on veut faire plus que ce que l’entraîneur lui-même autorise. Tous les jours, ces athlètes de 14, 15 ans poussent plus loin, plus haut, plus fort, leur corps pourtant faits d’os qui se brisent et de peau qui se déchire, réduisant à chaque exercice la mince distance qui les sépare de la perfection à grands coups de ténacité. Les barres asymétriques crissent et ploient, les corps gainés lancés à pleine vitesse claquent contre les tapis, les chevilles vacillent mais résistent aux chocs sonores sur les parquets. On tressaute à chaque coup, à chaque fouettement, mais les prunelles de nos gymnastes continuent de fixer droit devant, sans ciller. Entre ces quatre murs, on ne s’autorise aucun relâchement.

POINT PROD – CINEMA DEFACTO

Tu es « une guerrière », dit à Olga sa maman, un soir qu’elles passent en voiture devant la place Maïdan de Kiev, sublimée par les éclairages nocturnes qui la font sembler un éclatant joyau. La mère, journaliste politique, se bat elle aussi pied à pied et continue de dénoncer la corruption du gouvernement de Viktor Ianoukovytch malgré le danger que cela suppose. Elle est prête à jouer sa vie, pour elle le choix ne se pose même pas, mais quand c’est celle de sa fille qui est mise en jeu, elle décide d’envoyer Olga à l’abri en Suisse. Là, dans le centre dernier cri, tranquille, juché dans les hauteurs alpestres, où s’entraîne l’équipe nationale helvétique, une autre épreuve commence. Olga, séparée des siens, assez isolée linguistiquement au sein d’une équipe composite où les antagonismes en tous genres le disputent à l’impératif de la cohésion, s’enferme dans une concentration mutique sur ses objectifs sportifs, sauf le soir sous sa couette, dont elle se fait une cabane douillette pour parler sur Skype à sa mère et Sasha.

Et puis soudain, le président ukrainien refuse un accord avec l’Union européenne au profit d’une entente avec la Russie, des manifestions pro-européennes enflammées éclatent place Maïdan qui se muent en la sanglante révolution qu’on sait, et Olga assiste impuissante, de derrière son écran, à un soulèvement dont elle voudrait être mais qu’il lui est désormais physiquement impossible de rallier. La tension indescriptible qui naît de cette mise en parallèle irrémédiable de deux parcours simultanés qui ne peuvent jamais se rejoindre (par définition) succède à puis supplante celle, faite d’opiniâtreté et d’effort en direction d’un objectif, qui portait jusque là le récit. De fait, tandis qu’elle continue son entraînement ici, en haut de sa blanche montagne suisse, l’esprit d’Olga est tout entier là-bas, à Kiev.

D’autant que la situation politique critique en Ukraine tend à remettre en cause la valeur de tout autre engagement, qui peut sembler dérisoire face à l’urgence et la gravité du combat de toute une population, ce que le scénario laisse percevoir sans résoudre le dilemme (du moins pas formulé dans ces termes) – de même qu’en ce qui concerne les questions de nationalité et d’allégeance nationale (« je fais du sport, pas de la politique », dit à Olga et Sasha leur ancien entraîneur à Kiev, venu à l’Euro avec l’équipe russe), ou de sentiment européen (dans le cadre d’un Euro de gymnastique auquel participent des équipes représentant des pays extra-communautaires voire opposés à l’Union). En effet, la forte impression que produit le film par ses enjeux centraux ne recouvre pas les différents motifs secondaires que le scénario finement ouvragé, composé à quatre mains par Élie Grappe et Raphaëlle Valbrune-Desplechin, n’omet pas d’aborder ou de suggérer, et qui se formulent souvent comme des conflits, ou des notions symétriques : individu/collectivité, puissance/impuissance, partir/rester, persévérer/renoncer…

POINT PROD – CINEMA DEFACTO

Excellemment bien écrit, Olga l’est, mais l’impact qu’il produit, à couper le souffle comme on disait, est éminemment physique. La force de son histoire est décuplée par le traitement de tous ses aspects techniques : celui, percutant, de ses atmosphères sonores, et surtout sa photographie, d’une grande intelligence tout en étant puissamment immersive. La caméra colle aux muscles d’Olga, fixe en gros plan ce qui bouillonne derrière son visage contracté, s’éloigne, la montre qui tournoie, puis s’arrime aux agrès en contreplongée, excluant de l’image son corps pour ne garder que le bruit de fouet de son effort, guettant l’axe de bois vers lequel ses doigts vont se tendre pour que ses mains l’empoignent. Quelques instants plus tard, le blanc de la magnésie fait place à la blancheur immaculée de la neige silencieuse, des conifères majestueux, de l’impressionnante montagne où le centre sportif palpitant, vu de haut, n’est plus qu’un petit cube placide. Les espaces s’ouvrent et se referment et se répondent, quoiqu’ils ne parlent pas la même langue : la place Maïdan s’agite, s’embrase, les corps s’amassent et se heurtent violemment sous le ciel de Kiev tandis qu’en Suisse, les filles s’éreintent et ahanent dans la salle d’entraînement, puis retrouvent la promiscuité épaisse de vapeur et d’hostilité des vestiaires. De retour en Ukraine, un nuage de gaz lacrymogène est transpercé par les flashes aveuglants des gyrophares : les vidéos réalisées in situ, dans le danger des événements en train de se produire, nous jettent au coeur des affrontements entre peuple et police, et puis soudain, toute cette indescriptible brutalité n’est plus qu’une image confuse et clignotante sur un petit écran, un reflet désespéré dans le regard d’Olga.

Celui d’Élie Grappe secoue en profondeur, avec une aise bluffante (lui aussi) pour un aussi jeune réalisateur (27 ans), élégamment même, car il rend les sensations de l’univers ô combien fascinant de la gymnastique (grâce aux interprétations formidables de sa troupe de vraies gymnastes) et le bouleversement de ce moment politique sans jamais forcer sur le sensationnalisme. C’est précisément dans le réalisme de la représentation qu’il offre de ces deux mondes réunis par le destin d’Olga qu’il les rend avec une admirable justesse à ce qu’ils ont de spectaculaire et de quasi inimaginable à la fois. Franchement vertigineux.

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A propos de Bénédicte Prot

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