Chaque homme est tour à tour de quelque manière un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien clairement et singulièrement par un élan de tout l’être, une effusion d’amour qui fait de la souffrance et du renoncement l’objet même du désir, tantôt tourmenté du goût mystérieux de l’avilissement, de la délectation du goût de cendre (…)
Bernanos
Mikaël ( Vincent Macaigne) est médecin de nuit. Il soigne des patients en proie le plus souvent à des crises d’angoisse qui sont autant de « crises » de solitude . Il prescrit aux toxicomanes, marginaux qui se sont échappés d’un monde diurne qui contraint à la bonne santé et à la norme mais que personne ne veut voir, de quoi vivre avec le manque en atténuant leur souffrance . Et pourtant, Mikaël est aussi ce médecin de nuit trop souvent absent pour sa famille. Celui qui trafique du subutex pour payer les dettes de son cousin Dimitri ( Pio Marmaï), qu’il trompe malgré tout en ayant une aventure avec Sofia ( Sara Giraudau), sa petite amie. La beauté de ce personnage tient, dès le départ, dans cette humanité déchirée, où coexistent les contraires . Ce tiraillement de Mikaël entre dévouement et compromission, entre violence et douceur, trouve en Vincent Macaigne toute sa justesse et sa puissance à travers un jeu d’une amplitude incroyable – les inflexions de sa voix, son regard, ses gestes- sa présence physique . Le personnage est dans l’étreinte, plein de douceur avec ses patients, désarmant de compassion toute solitude et toute souffrance. Mais la résurgence d’une colère et d’une faille s’incarne aussi avec brutalité comme une remontée de pulsions dans sa conscience comme dans son corps, un corps qui est la surface primitive d’où sourd la violence.
Elie Wajeman resserre la dramaturgie : le récit de Médecin de nuit se déroule en une seule nuit. Mikaël n’a plus le choix. Sa femme Sacha, en état de faiblesse et de tristesse mais forte dans son amour pour lui, pose un ultimatum à son retour auprès d’elle et de ses deux filles après sa nuit . Une nuit où le personnage alors s’enfonce et s’enferme peu à peu dans sa nuit intérieure, débouchant sur son propre néant ou sur un possible de recommencement. Le parti pris de plans très serrés d’ailleurs, contre toute facilité ou posture, intériorise le récit. Et les gros plans sur le visage est aussi ce qui ramène à l’humanité . Telle est la force de ce film noir existentiel.
Le cinéaste met en scène cet élan vital qui pousse le personnage à combler la solitude et le mal-être des êtres les plus fragiles mais aussi l’opacité de cette vie qui se fait et se défait sans grande cohérence. Car les patients de Mikaël sont aussi ce miroir destructeur d’illusions laissant entrevoir au personnage ce gouffre que plus ou moins inconsciemment il préfère ignorer. Le cousin de Mikaël dévoile cette société n’ayant plus d’idéaux, si ce n’est l’argent ou l’amour galvaudé.
Et Mikaël apparaît alors comme un ilôt d’humanité hors du réel, puisque le réel est économique, conformiste, tronqué. Le personnage est tendu entre deux « champs d’être » qui l’ouvrent à l’existence : il est un pli dans le tissu de la nuit autour de laquelle viennent se nouer les fils de la violence et de la bonté. Ce tiraillement est alors tissé dans une mise en scène habitée elle-même par une tension. La caméra n’est jamais au repos mais s’attarde sur les visages, la lumière est âpre mais en même temps stylisée, le montage est nerveux mais laisse à ressentir la durée. Les séquences de consultations médicales à l’intérieur des appartements sont autant de pauses au milieu d’une zone de turbulence. Le hors champ du regard du personnage est la figure narrative de cette disjonction.
Et pourtant c’est cette incapacité à s’ancrer définitivement d’un côté ou de l’autre qui provoque l’espérance d’un changement sans cesse réitéré. Médecin de nuit est ce film d’urgence qui nous éveille à regarder cette condition précaire et fragile dans laquelle des êtres tiennent encore debout et nous ramènent à une nudité existentielle, révélant pourtant la beauté du jour.
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