Adi (Ciprian Chiujdea) vit dans une village reculé de Roumanie, situé sur les bords du Danube. Garçon apparemment épanoui duant cet été irradiant tout de sa belle et franche lumière, il s’entend avec ses parents aimants, presque camarades. Il sort avec ses amis, parmi lesquels la fidèle Ilinca (Ingrid Micu Berescu). Une jolie existence de jeune homme, en somme. Sauf qu’un soir, Adi rentre chez lui complètement cabossé, brutalement agressé dans la rue. Raison de l’agression : il aurait eu un comportement très, trop tendre avec un autre garçon. La vie bien réglée du garçon, la quiétude pastorale du village dans lequel il vit vont en prendre un sacré coup.
Passé quasi inaperçu lors de son passage au dernier Festival de Cannes malgré sa sélection en compétition officielle et la Queer Palm dont il fut récipiendaire, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde, troisième long métrage d’Emanuel Pârvu et premier d’entre eux à sortir en France, reproduit un schéma de plus en plus répandu dans le cinéma roumain depuis quelques temps, et dont le très beau et raide R. M. N. de Cristian Mungiu (2022) pourrait être une sorte de mètre-étalon : une société à l’écart du monde (comprenons des grandes villes), recroquevillée sur elle-même et régie par des lois qui lui sont propres, fonctionnant bien grâce à son autonomie même, se trouve perturbée par l’irruption d’une anormalité, c’est-à-dire qu’un élément qui viendrait coller un grain de sable dans la mécanique bien huilée d’une communauté ne supportant pas le fait que l’on puisse dévier des normes morales édictées par une religion très présente (l’altérité d’étrangers migrants dans R. M. N. ; l’homosexualité chez Pârvu, qui fut lui-même acteur chez Mungiu dans Baccalauréat [2016]). Les données caractérisant ces sociétés en font de troublantes utopies malades et archaïques, des mondes clos où tout type d’évolution serait résolument proscrit, où le moindre changement ferait s’écrouler un fragile château de cartes social et tiendrait lieu de prétexte au déferlement de la violence dans le but de préserver une étrange paix rétrograde (la même, en fin de compte, que celle qui imposait sa loi dans Le Village de M. Night Shyamalan [2004]).
La réussite de Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde se trouve dans sa façon très progressive de faire basculer la tranquillité de ce village dans le chaos moral le plus terrible, de montrer le lent glissement de l’humain le plus chaleureux vers la pure machine idéologique simplement gouvernée par la haine d’une différence qui viendrait corrompre ses petits circuits, mettant au ban amour et empathie afin de ré-instaurer une inoxydable vérité morale excluant toutes les autres. Pour le dire de façon plus courte, Emanuel Pârvu exemplifie par son film la mécanique fasciste, celle qu’une bonne part des cinéastes roumains contemporains semblent craindre, dépeindre et déplorer par l’intermédiaire de films représentant bien entendu leur vision actuelle de la Roumanie (les derniers films de Radu Jude étant à ce sujet les plus puissants et polémiques).
De ce point de vue, le personnage d’Adi s’avère donc peut-être, et paradoxalement, le personnage le moins important du film de Pârvu, le cinéaste s’attachant plus à montrer l’effondrement moral de ceux qui l’entourent. L’évolution des personnages des deux parents, interprétés par Bogdan Dumitrache (acteur fréquemment retrouvé dans quelques films de la fameuse Nouvelle Vague roumaine) et Laura Vasiliu, domine l’écriture du long métrage, révèle puissamment à elle seule ce que le film cherche à pointer du doigt. D’abord tendres avec leur fils un peu léger, puis inquiets et révoltés devant les hématomes couvrant son visage et le reste de son corps, ils vont peu à peu mettre leur amour de parents de côté pour ne plus voir en leur fils qu’un homo qui méritait peut-être de se faire dérouiller à cause du mal qu’il porte en lui. A la violence physique s’adjoint une violence psychologique par moments difficile à supporter (une scène de prière-exorcisme s’avère assez éprouvante) mais jamais gratuite, dépeignant la logique absurde (donc prêtant parfois à rire) et cruelle d’une communauté plus encline à absoudre les auteurs d’une violence extrême que l’homosexualité déviant d’une norme religieuse verrouillée qui l’a suscitée, propre à pardonner ce que ses membres font (la corruption des hommes de loi par le parrain local dont les fils sont les agresseurs d’Adi est parfaitement acceptée) et à punir ce qu’ils sont au plus profond d’eux.
Le paradis champêtre décrit par Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde n’est donc qu’un vernis qui s’écaille, dissimulant mal une sorte d’enfer isolé du monde et du temps et s’autorisant l’anarchie comme carburant de son utopie figée, étouffant et mangeant ses propres enfants comme le fit le titan Cronos avec les siens. Le titre français du long métrage d’Emanuel Pârvu est sans ambiguïté : le film vise à la libération de son personnage d’adolescent molesté et humilié, etranglé par le poids des archaïsmes prônant la cécité envers ce qui lui est extérieur, et ayant jusque-là donné le change par amour pour ses parents. La libération existentielle du garçon passe douloureusement par la déshumanisation de ses géniteurs au sein d’un système inique phagocytant les êtres et leurs mœurs. Le chemin de croix d’Adi de devenir alors une sorte de récit initiatique, où l’apprentissage de la vie et du monde lui enlèvera beaucoup tout en lui donnant le plus important : le libre-arbitre, c’est-à-dire l’arme la plus puissante pour combattre les iniquités de toutes sortes. Derrière la dureté de cette jolie réussite qu’est Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde point donc un inattendu rayon de lumière permettant un espoir de résistance face aux oppressions, quelles qu’elles soient.
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