Avec le second film de son diptyque documentaire, Émilie Brisavoine poursuit son exploration des liens tissés entre les membres de sa famille. Dans Pauline s’arrache, sorti il y a 10 ans, la cinéaste observait les relations houleuses entretenues par sa demi-sœur avec ses parents et particulièrement son père. La filmeuse restait alors discrète, recluse derrière sa caméra. Dans ce nouveau film, la place occupée par Brisavoine reconfigure absolument le récit familial, faisant disparaître des personnages, et en apparaître d’autres. Pauline s’est arrachée, son père apparaît à peine plus. Il reste la mère et la fille.
Après un passage par le cosmos, comme une copie de dissertation qui commence par « de tout temps… », la mère d’Émilie Brisavoine apparaît, jouant avec un enfant, le fils de la cinéaste. C’est elle qui filme la scène pour ensuite la commenter, s’émouvant de l’attention et de la tendresse que sa mère porte à son enfant. Elle s’empresse d’ajouter que ces gestes la troublent d’autant plus qu’elle ne les a jamais reçus elle-même. Cette circonstance de double maternité – une mère s’occupe de l’enfant de sa fille – contextualise les interrogations qui occupent le film. À l’heure de sa récente maternité, la cinéaste retourne à son enfance, à l’origine astrale des rapports familiaux, évalue le poids de son héritage avec inquiétude. L’annonce est claire : sa mère a failli à sa tâche. Le film se promet de creuser ça, il va estimer à quel endroit, à quel point elle a échoué.
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L’enquête mise sur la redondance. Elle mise, car elle se risque à l’échec. Rien n’est couru d’avance. Une multitude d’images provenant de sources diverses se côtoient : archives personnelles, vidéos YouTube, appel Skype, filtre Snapchat. La réussite de cette mosaïque tient moins de l’accumulation d’indices qui mèneraient à une résolution, que de l’association. À partir des raccords entre ces images sans cesse rejouées advient la production de sens. À plusieurs reprises, les images d’Épinal – un anniversaire, un Noël, beaucoup de fêtes – sont accompagnées d’un commentaire qui se situe à l’envers du décor, dans les reproches écrits par la Émilie enfant dans son journal. C’est dans l’écart (accentué par l’usage d’un filtre infantilisant sa voix) entre ces deux éléments que se niche l’intime qui irrigue le film. Là où se trouve l’intime réside également la vérité. Dans une scène centrale, Émilie se confronte à sa mère, après avoir longtemps repoussé ce moment. Cette latence crée une attente, l’enjeu du film se loge à l’endroit de cette confrontation. Autour de la table de la cuisine (c’est toujours là que ces choses se passent) Émilie Brisavoine expose frontalement ses souffrances à sa mère. Celle-ci fuit rapidement la confrontation, se lève et se réfugie devant l’évier. Brisavoine qui tient la caméra se lève, le champ dévie de la mère, l’appareil est posé face à un mur. L’enregistrement continue, il nous reste le son, le ton monte. Cependant, le plan n’est pas restitué dans son entièreté et de ce fait ne termine pas vraiment. Il a beau être rejoué plusieurs fois, comme pour le reste des images, on en reste à l’engueulade, à l’entrelacement de reproches, sans rupture définitive, sans réconciliation. Le projet de film, symbolisé par la caméra, est dans le temps du tournage, un cadre, un prétexte amenant à la confession. L’objet est introduit entre deux personnes et de là advient la confrontation. Le temps du montage rebat les cartes et ne restitue pas cet enjeu initial. La thérapie artistique de Brisavoine cesse là où débute le film.
Il se détourne de cette quête d’une résolution, trop simple, (la si commune résilience) et défie la linéarité du récit initiatique. Émilie Brisavoine prend le soin de consacrer du temps à une fausse guérison pour la tourner en dérision avec l’accumulation de pratiques sordides pratiquées dans un montage à la Rocky, sur une formidable musique sortie des tréfonds de YouTube. En défiant la linéarité, la redondance des éléments forme une spirale, un cycle, concordant parfois sordidement avec le réel, comme les maladies du frère qui est sans cesse alité ou en consultation. Le noyau de cette histoire occupe toute l’attention de la cinéaste, à ses dépens, qui faute de pouvoir guérir cherche à atteindre sa mère, insaisissable. Une lutte structure le film : qui, de la mère ou ses enfants, occupera le plus de place ?
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Grâce au soin apporté à la restitution de la complexité de cette mère, un tel personnage est inédit et il est réjouissant de pouvoir à la fois compatir pour Émilie et de s’amuser des éructions grossières qui ponctuent chaque phrase de sa mère. D’une séquence, ou même d’un plan à l’autre, elle passe de la mère à la femme, qui raconte délibérément les multiples violences sexuelles qui l’ont poussée à ne plus travailler. Une sympathie, ou bien une empathie riante, naît face à ce franc parler, aux insultes intempestives. Le portrait s’épaissit, ça ne sera pas si simple, pour Émilie et pour le public non plus.
Après la projection, dans le cadre d’une avant-première à Bourges en présence de la cinéaste, certains dans le public ont souhaité partagé à la cinéaste leur gêne face à une « mise à nu » qui leur a semblé être de l’ordre de l’exhibition. En retournant ce trouble, saluons le courage de la cinéaste qui laisse advenir ce dévoilement.
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