Libre adaptation de l’oeuvre « Le Quai de Ouistreham » de Florence Aubenas, le film d’Emmanuel Carrère affirme une justesse à la matière et à l’esprit. Mais ce qui en fait un film remarquable est qu’il interroge les relations que la fiction peut entretenir avec le réel. Le cinéaste cherche dans Ouistreham un rapport au langage- celui d’une journaliste qui veut, par ses mots, rendre visibles celles qui sont invisibles- mais surtout son propre langage cinématographique, celui d’une intimité plutôt qu’une distance relative.
Aussi Florence Aubenas devient Marianne Winckler ( Juliette Binoche, dont l’interprétation est exceptionnelle). Elle n’est pas journaliste mais un écrivain reconnu, qui entreprend un livre sur le travail précaire des travailleuses de l’ombre. Elle s’installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Au milieu d’elles, Marianne ne peut pas rester au rebord : elle est en quête de voir là où ces femmes souffrent, subissent l’humiliation, là où s’exprime la douleur. Pour témoigner de cette réalité, elle s’y enfonce. Avec elles, Marianne récure les toilettes, les sols, change les draps au pas de charge sur le ferry en pleine nuit. La répétition des actions fait d’ailleurs rejaillir de façon beaucoup plus brutale encore cette invisibilité sociale. Ces femmes sont prises dans un temps mécanique. Les décors sont le cadre d’ancrage du personnage dans le réel : un bureau de Pôle emploi, les toilettes d’un camping, les couloirs et les chambres d’un ferry, un algeco où pointer sur les quais d’Ouistreham.
Et le geste documentaire du cinéaste est aussi celui d’un surgissement du réel à travers le parti pris de faire jouer, à l’exception de Juliette Binoche, des acteurs non professionnels. Certaines filles jouent leur propre rôle comme Nadège, la contremaître du ferry ou Justine, et elles irradient par leur justesse. Le cinéaste donne à ces « filles » un visage, une beauté, une présence. Fidélité donc à la matière de l’oeuvre de Florence Aubenas car Ouistreham est ce portrait documentaire, « ni sang, ni coup de poings, ni violence, mais une suite de petits incidents quotidiens qui composent la matière même (du) film » (1) auxquels ces femmes font face avec dignité .
Là où le livre montrait l’entraide et la solidarité qui unissent ces femmes, Emmanuel Carrère déporte cependant ce portrait documentaire vers l’intime. Marianne est seule : elle a quitté Paris pour Caen afin d’endosser cette nouvelle identité en vue d’écrire son livre. Seule à vivre dans ce mensonge. Seule à devoir assumer cette imposture vis à vis d’elle-même et des autres. Cette solitude, c’est aussi sentir dans cette réalité qu’elle découvre et à laquelle elle se confronte de quoi relativiser sa place. De très beaux plans de solitude d’ailleurs parcourent le film, comme ceux sur la plage ou ceux des migrants qui s’effacent dans la nuit, au bord de la route, près du port de Ouistreham. C’est alors la rencontre de Marianne avec Christèle qui est le véritable enjeu du film. Dès sa première apparition à l’écran, à Pôle emploi, le personnage de Christèle donne à voir une âpreté et une colère qui sont le contrepoint du silence et de la douceur de Marianne.
Et pourtant, Christèle et Marianne vont nouer un lien d’amitié très fort . Emmanuel Carrère montre en quoi la lutte intime de soi à soi, le nœud de la douleur et de la solitude, le déchirement ouvrent non pas au combat mais au lien des êtres les uns avec les autres. Marianne éveille Christèle à se construire aussi un temps subjectif, en dehors de cette routine aliénante des ménages : prendre du temps pour elle et regarder la mer. Christèle en retour incite Marianne à se déprendre d’à priori qui la fait malgré tout.
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Aussi c’est parce Marianne et Christèle deviennent très proches que le sentiment d’imposture est au cœur du récit. Chacune est prise dans l’étau de ses affects et parce qu’elles éprouvent de l’amitié l’une pour l’autre. La révélation de la trahison en est alors que plus douloureuse. Cependant les sentiments eux sont vrais. Ouistreham est en cela une ode à la vérité de la fiction. En effet, grâce au récit, n’avons nous pas la possibilité de donner du sens aux expériences que nous avons de la réalité, «donner forme au désordre de l’expérience » (2) ? Lorsque nous sommes amenés à raconter et à interpréter tout ce qui se passe dans notre vie, n’appliquons nous pas les mêmes ressentis et processus que ceux que nous utilisons lorsque nous lisons un roman ou lorsque nous regardons un film étant donné notre propension à représenter les événements nous concernant en termes narratifs ? La réelle imposture ne serait-elle pas de croire à l’impossible rencontre entre deux altérités, entre deux mondes ? Ouistreham est un film, par sa justesse et son questionnement, nécessaire, profond et lumineux.
(1) François Truffaut
(2) Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996
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