Rarement il sera donné d’assister à une telle puissance d’image, au souffle d’une écriture aussi neuve, à une déflagration aussi radicale des normes cinématographiques, le tout dans un tel dénuement de moyens. Film qui happe, lave, nous rend vierges de tout film, procède au surgissement d’un temps d’avant, d’avant la mère, d’avant le cinéma, d’avant même le film muet, qui nous transporte aux origines d’un babil audiovisuel, Nulle part avant remet l’écran noir à la place des tableaux noirs de l’enfance et réinvente de zéro le petit jeu du mot sur une image-temps, une image-mouvement et une image-son. On se surprend alors à chercher quel nom lui donner. Film d’art, poème visuel, documentaire poétique, manifeste ? Œuvre d’art assurément. Chef-d’œuvre probablement.

Christiane Veschambre – photogramme film

Une littérature en image, en mouvement, en son.

Tout comme Jean-Marie Straub présentait « Chronique d’Anna Magdalena Bach » à la Cinémathèque suisse en 2013 en parlant de « ce film qui n’est pas un film sur la musique, mais une musique qui a été filmée », Nulle part avant ne serait pas un film sur la littérature. Mais bien la littérature en film, la vraie, de celle qui ne se destine pas à un public, ne compose pas un produit formaté par une technique codée, mais bien se cherche et se trouve en réinventant un langage propre avec les matériaux de base : des images surgies de vieux films amateurs comme pour la première fois, les sons de silex d’une pièce contemporaine, les mots nus et tremblés posés là comme par une main d’enfant par Christiane Veschambre qui applique ici l’art majeur de ses Mots pauvres parus chez Cheyne Editeur en 1996 et maintes fois réédités depuis. Un cinéma pauvre qui serait le contraire d’un pauvre cinéma, qui « recharge les mots de la banalité d’une puissance forclose » comme l’écrivaine le disait de Charles-Louis Philippe parce qu’il « connaît la puissance de survie des mots (de) pauvres » (Ecrire aux Editions Isabelle Sauvage 2018). Une épiphanie de l’écriture saisie dans son surgissement, d’une beauté surréelle.

Photogramme film

Quand Joséphine
est apparue
sur terre personne
ne s’en est
aperçu.

Le vers qui ouvre le film ouvre en même temps une narration des origines, comme le suggère le titre à ceci près qu’il situe nulle part cet avant ; mère de Christiane Veschambre, Joséphine est convoquée ici avec une bouleversante vérité ; et Joséphine se trouve issue d’un blanc historique, d’une femme très pauvre et analphabète placée en asile, Marie. Portraits brouillés, brûlés, craquelés, paysages griffés, grain d’une photo qui redonne sa densité aux textures s’entendent pour signer l’acte de naissance d’une expérience aussi intense que troublante et nécessaire.

Joséphine repasse.
Et l’après-midi
sent bon
pour toujours.

Photogramme film

« On ne peut pas venir de nulle part ».

Non sans rappeler la référence de Pasolini à la différence entre prose et poésie  pour définir le cinéma poétique, à l’écriture elliptique du poème va succèder la parole de Christiane Veschambre, filmée à son domicile ou à la campagne et qui nous livre le témoignage précieux de ce que représente pour elle, agrégée de lettres, cette écriture dont fut privée sa grand-mère Marie, analphabète comme tant d’autres jeunes filles rurales d’une grande pauvreté, alors. Voix aussi rare que précieuse de la littérature contemporaine, tendue et tenue par une écriture d’une exigeante densité dont elle dit « il lui faut tout recommencer à chaque fois — il lui faut à chaque fois commencer », Christiane Veschambre nous fait partager les lettres de Joséphine adressées à l’asile où, sans traitement, sans argent autre que celui de la communauté religieuse, Marie a dû être recueillie pour des troubles délirants, une désorientation dans le temps et l’espace, une certaine mélancolie. Pathos absent, parole droite et digne, intimité profonde, l’intelligence se fait humilité. Impossible alors de ne pas se souvenir de cette phrase d’Ecrire, encore, « je me souviendrai de la parole de ceux qui ne pouvaient pas parler. »

Photogramme film

C’est ensuite le regard de la psychiatre Jacqueline Jolicœur, d’une profonde humanité, qui se pose sur ce grand vide originel, Jacqueline qui a pu retrouver le dossier de cette aïeule et ne peut affirmer si elle souffrait de démence ou de dépression post-traumatique. Qui évoque « la vie terrible » des jeunes filles de cette génération, si souvent victimes de la pauvreté, de l’inceste, de l’analphabétisme, placées à Paris comme bonnes à tout faire à l’âge de dix ans ou envoyées aux champs. Autant de regards, de paroles pour approcher, appréhender la forme de ce nulle part situé avant jusqu’à le rendre palpable, à lui donner son épaisseur et ses contours, à le faire palpiter et à transformer le vide de l’absence en plein de mystère. « Il y a comme un vide avant, comme du nulle part avant et on ne peut pas venir de nulle part » confie enfin Sophie Bertho, la propre mère du réalisateur, dont le témoignage clôt le film en se perdant (et en nous perdant un peu) dans la lande bretonne.

Photogramme film

Sept ans et une petite éternité.

C’est l’ouvrage Robert et Joséphine (Cheyne Editeur 2008) de Christiane Veschambre qui fut le trait d’union entre son auteure et le réalisateur Emmanuel Falguières, doctorant à l’EHESS actuellement aux USA où il effectue un travail à partir d’archives cartographiques. Après avoir travaillé plusieurs années dans le milieu du cinéma documentaire et du cinéma expérimental, notamment avec des laboratoires associatifs de cinéma argentique comme l’Etna et l’Abominable, Emmanuel Falguières a co-réalisé un premier film Let’s Play (2012) avec le Groupe de Recherche et d’Essais Cinématographiques (GREC). Si Nulle part avant signe son premier long-métrage documentaire, il s’inscrit, nous dit-il, dans un temps très long d’écriture, de montage, de réalisation : « Nulle part avant est une longue aventure de sept années qui a demandé un engagement de tout l’être. Il a été tourné sur quatre hivers bretons ; l’écriture a accompagné cette longue réalisation, couche après couche. Le montage s’est effectué en étapes, sur plusieurs années, en même temps que le travail en laboratoire autour de la pellicule 8mm des archives et la pellicule 16mm d’aujourd’hui. Il a fallu trouver le rythme du film, laisser la place à chaque personnage tout en faisant le deuil de nombreuses histoires et de certains lieux. Pourtant, le film tourné est très fidèle au film écrit, et plutôt que de se « trouver » au montage, il s’est « révélé » au montage. »

Photogramme film

« Rendre audible la poétique d’un film ».

Si elle donne à écouter le silence comme rarement, la bande sonore se fait également entendre grâce à ces silences dont elle est sertie comme par une véritable matière. Au départ, explique Emmanuel Falguières, « une musique de Frédéric Lagnau (dont le film tire son titre) sur un enregistrement de Radio France de 1992. Le son du film se décline en plusieurs régimes (voix directes, voix off, ambiances, son seuls). Le travail sur la prise de son en Bretagne, notamment sur les sons de vents s’apparente au travail de prise d’image. Ce fut un véritable tournage, en hiver, dans des lieux précis, qui avaient une place symbolique dans la narration du film, dont les ambiances se devaient de porter ou de venir heurter les images. Le montage a été un moment crucial de l’utilisation du son, où les principes de synchronisation et dé-synchronisation se sont affinés — exactement comme les principes d’images pellicules (N&B) et d’images numériques (couleur). André Fèvre, le monteur son a fait un grand travail pour rendre audibles les idées de réalisation. L’enjeu était donc celui-ci, rendre audible la poétique des images sans la doubler, ni l’illustrer. A ce titre les silences sont également le son du film. »

Mention spéciale du Jury au Festival des Ecrans Documentaires, il sera de nouveau projeté le 21 décembre 2018 à La Courneuve en présence du réalisateur. Des apparitions au compte-gouttes pour une œuvre majeure d’authenticité et de vérité, dans la catégorie rare d’un cinéma sans cinéma, qui n’est pas sans rappeler la stylistique d’Un chant d’amour de Jean Genet ou, bien sûr, le poète-cinéaste Pier Paolo Pasolini.

« Joséphine

que j’ai aimée

mais pas assez »

NULLE PART AVANT
Ecriture et réalisation : Emmanuel Falguières
Textes : Christiane Veschambre, Robert et Joséphine (Cheyne Editeur 2008), Le Lais de la traverse (Editions des Femmes 79)
Avec : Christiane Veschambre, Jacqueline Jolicœur, Sophie Bertho
Pièce musicale « Nulle part avant » de et par : Frédéric Loignau avec Frédéric Loignau au piano, Arthur Simon à la trompette, Justice Olsson au cymbalum
Producteur exécutif : Xavier Pons
Production Entre2prises

N&B et couleur – 3h30

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