Emmanuel Mouret nous avait laissé il y a deux ans de cela, au XVIIIème siècle avec une adaptation libre et vivifiante d’un roman de Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, un ouvrage qui fut déjà par le passé la source d’inspiration des Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson en 1945. Mademoiselle de Joncquières marquait par sa nature, si non une rupture, une évolution au sein d’une filmographie résolument tournée vers le contemporain et les scénarios originaux. Cette expérience, couronnée par le plus gros succès en salles de son auteur puis une poignée de nominations aux Césars, lui permettait d’éprouver sa science du verbe, son goût des amours contrariés et la place du hasard dans ceux-ci à travers un contexte inédit, confrontant ainsi modernité et classicisme, ouvrant son cinéma à de nouveaux horizons, de nouvelles perspectives. En effet, depuis maintenant près de deux décennies, le cinéaste natif de Marseille construit une œuvre atypique, libre et audacieuse, à l’intérieur du paysage cinématographique francophone, où se mêlent fantaisie et gravité afin d’explorer dans toute sa complexité la question des sentiments. Passé notamment par la comédie sentimentale (Changement d’adresse), le burlesque (Fais-moi plaisir !), le film à sketch (L’Art d’aimer), le mélodrame (Une autre vie), son travail navigue aventureusement entre les genres avec la même délicatesse et pudeur, dissimulées derrière un attachement indéfectible au mot, à la langue. Ce dixième long-métrage, Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, convoque une distribution plurielle, très majoritairement composée de nouveaux venus dans son univers (à l’exception de Louis-Do de Lencquesaing) pour les emmener sur un terrain en apparences connu. Daphné (Camélia Jordana), enceinte de trois mois, est en vacances à la campagne avec son compagnon François (Vincent Macaigne). Il doit s’absenter pour son travail et elle se retrouve seule pour accueillir Maxime (Niels Schneider), son cousin qu’elle n’avait jamais rencontré. Pendant quatre jours, tandis qu’ils attendent le retour de François, Daphné et Maxime font petit à petit connaissance et se confient des récits de plus en plus intimes sur leurs histoires d’amour présentes et passées…
Les Choses qu’on dit, les chose qu’on fait s’ouvre sur une situation somme toute assez simple, laquelle ne manque pas de rappeler, tel un écho lointain, le point de départ d’une réalisation antérieure, Un Baiser s’il vous plaît. Deux personnages qui viennent de se rencontrer, apprennent à se connaître et à s’apprécier au travers des souvenirs intimes qu’ils s’échangent. Ce rapprochement spontanément profond, se pare des dialogues délicats et exquis propres au cinéma d’Emmanuel Mouret, reconnaissables entre milles. Une langue délicieuse, pour peu que l’on accepte de s’y perdre, créant une bulle autour de ses héros, à la fois un brin hors du temps et parfaitement contemporains. Cet équilibre subtil tient également à la pertinence d’un casting hétéroclite et globalement très convaincant, réinventant ce langage en se l’appropriant, en lui donnant vie. Mentions toutes particulières, pour Camélia Jordana, désarmante de justesse et de retenue, ainsi que dans un rôle secondaire Jenna Thiam, qui livre une composition étonnante, cérébrale et sensuelle. De cette base limpide, le cinéaste construit un scénario gigogne, où présent et passé s’entremêlent, où une histoire en appelle une autre, lui répond, la complète, l’enrichit. L’intensité, autant liée à la multiplicité des récits qu’à leurs progressions individuelles, monte crescendo, excluant le superficiel des discussions et par extension le superflu du film (par ailleurs le plus long de son auteur). Légèreté et gravité cohabitent au gré des chroniques, des péripéties. La possible quotidienneté de celles-ci fait davantage office de repère, que de facilité d’écriture, au sein d’une structure narrative assurément ludique mais aussi intrinsèquement sophistiquée. De même que le caractère programmatique du titre, constitue à la fois un leurre et en parallèle un mode d’emploi, un indice adressé au spectateur afin d’appréhender le métrage dans sa complexité.
Entre ces choses qu’on dit et ces choses qu’on fait, il y a celles que l’on dissimule, que l’on ne parvient à exprimer. Que cela soit par pudeur, par indécision ou par bienveillance voire altruisme (les figures négatives n’existent pas chez Emmanuel Mouret) selon les personnages, cette zone de flou révèle leurs contradictions et leur profonde humanité. L’incertitude rend imprévisibles les rebondissements, fait naître le suspens. Le tourbillon de sentiments auquel nous convie le cinéaste, vise autant à les exacerber, les sublimer qu’à les questionner, les réfléchir et par ricochets nous interroger. Comment concilier amour et désir ? Comment vivre pleinement une histoire sans prendre le risque de blesser ceux qui nous entourent ? Les éléments de réponses éventuels sont à scruter au détour d’un geste, d’un regard, à chercher entre deux phrases, deux séquences. Les issues offrent toujours une lecture contrastée, où les satisfactions doivent se nourrir de regrets, comme un apprentissage perpétuel du bonheur. La virtuosité d’écriture (une constante chez son auteur) de ce dixième long-métrage, s’épanouit pleinement grâce à une mise en scène en quête de souffle romanesque, alliant ampleur et discrétion. Dans un cinéma où la parole est rendue vitale, les instants de silences et d’hésitations constituent moins des respirations que des climax à part entière (à l’instar de ce superbe final presque dispensé de mots). Vecteur de fluidité entre les récits et leurs imbrications les uns aux autres, le montage, notamment au niveau du travail sur les ellipses, évoque les réalisations des frères Dardenne (la présence d’Emilie Dequenne et auparavant celle de Cécile de France appuie cette analogie), par sa dimension instinctive, sa propension à unifier en une fraction de secondes deux blocs séquentiels séparés dans le temps ou l’espace. Porté par une foi contagieuse en son art, un plaisir palpable d’écrire, de filmer, de diriger, Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait enchante sans retenue. Une nouvelle réussite majeure au sein d’une œuvre globale qui n’a de cesse de se densifier à mesure qu’elle s’étoffe.
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