Emmanuel Mouret – « Mademoiselle de Joncquières »

Neuvième long-métrage d’Emmanuel Mouret, produit par Frédéric Niedermayer, Mademoiselle de Joncquières est un film en état de grâce. 

Le cinéaste adapte librement un chapitre du roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître. Madame de La Pommeraye (Cécile de France), jeune veuve retirée du monde, cède au Marquis des Arcis (Edouard Baer), un libertin notoire. Après quelques années d’un bonheur sans faille, elle découvre que le Marquis s’est lassé de leur union. Blessée et meurtrie, elle décide alors de se venger avec la complicité de Madame de Joncquières (Natalia Dontcheva) et de sa fille (Alice Isaaz)

Là où Bresson dans Les Dames du bois de Boulogne situait le récit au vingtième siècle, Emmanuel Mouret reste fidèle au dix-huitième. Fidélité à la matière (les décors, les costumes) et à l’esprit. Et ce siècle renaît dans le présent, y retrouvant sa vivacité, sa lumière et le mouvement de la vie. Mademoiselle de Joncquières n’a rien d’un film d’époque «poussiéreux». Le classicisme exhausse la beauté, la délicatesse et l’élégance. Loin d’être un parti pris prévisible, il fait du récit un récit «contemporain de tous les âges » (1). Nous n’avons pas affaire à des personnages situés socialement ou historiquement mais avant tout à des êtres de désirs qui s’interrogent sur les usages amoureux et moraux. 

Interroger ses désirs et les usages, c’est les mettre à l’épreuve de la parole. La mise en scène de cette parole joue sur ce qui n’est ni tout à fait dévoilé, ni tout à fait dissimulé, dans le style toujours alerte et délicat d’Emmanuel Mouret. Les confidences, les apartés, les raisonnements, les argumentations des personnages, tout porte à conquérir cette parole libre qui est celle de l’amour et du désir, tout en en questionnant les leurres ou les impostures. La pensée de Madame de la Pommeraye et du Marquis des Arcis est toujours en mouvement, et les dialogues sont d’ailleurs créateurs d’espace. Le désir est par nature fluctuant, mobile, et les personnages parlent en se déplaçant dans le cadre, le plus souvent filmés en plan-séquence. 

 

© Pyramide distribution

La grâce s’incarne dans ces sensations durablement musicales de la langue, ses finesses, ses vertus d’allusion et de double sens. L’effleurement des mots précède et prolonge alors celui des corps. La grâce se donne aussi dans un sourire, dans un regard enjoué, dans une nuque ou un port d’épaule. C’est celle du premier rapprochement de Madame de la Pommeraye et du Marquis des Arcis, la grâce de leur premier baiser. Celle rendue par le marquis à Madame des Arcis. 

© Pyramide distribution

Ces mouvements d’existence se créent là sous nos yeux parce que les véritables mouvements des personnages sont intérieurs. Mademoiselle de Joncquières « s’adresse à notre réalité sentimentale et morale bien plus qu’à notre réalité extérieure » (2). Et se découvre un lien harmonique entre les décors et les émotions exprimées, dessinant les trajectoires sentimentales des personnages qui mettent en évidence une attention constante des lignes. Lignes démultipliées et résonant dans celles, mélodiques, de Vivaldi et Bach. À l’inverse de beaucoup de films d’époque, Mademoiselle de Joncquières n’est d’ailleurs pas la superposition de divers éléments d’ordre pictural, sonore ou dramatique mais une intime et subtile combinaison révélée par la photographie de Laurent Desmet.

Cette « réalité sentimentale et morale », c’est celle de Madame de La Pommeraye, qui ose s’affranchir du « voile de la pudeur » (3) qu’impose sa condition de femme en cédant à un homme libertin. Celle d’une femme dont l’amour fait s’évanouir les scrupules, les réticences et les craintes jusqu’au baiser et aux caresses. Et parce ce n’est pas juste une histoire de désirs mais de sentiments, Madame de la Pommeraye se fait alors justice elle-même par amour. Prise de surprise et de douleur à l’aveu du désamour du Marquis, de la promesse non tenue d’un amour durable, «hors la loi» des conventions et du mariage, pouvant créer « la plus parfaite des sociétés, celle que forment un homme et une femme qui s’aiment » (4), Madame de la Pommeraye se venge, et diaboliquement.

Mais là se trouve encore la singularité du film, sa beauté et son ressort particuliers: Madame de la Pommeraye dissimule, manipule Madame de Joncquières et sa fille, trahit le Marquis mais aime. Aucun cynisme, aucune psychologie. De l’absence de jugement en amour à son questionnement moral, voilà à nouveau la dialectique à l’oeuvre dans le cinéma d’Emmanuel Mouret. Peut-on aimer plus que de raison ? Aime- t-on vraiment en étant raisonnable ? La vengeance ne peut-elle pas se justifier par la raison ? (« Si toutes les femmes agissaient comme nous l’honneur d’être une femme en serait grandi » (5) ? En quoi le sens moral est d’autant plus élevé lorsqu’il se retrouve hors des sentiers de la morale ? Emmanuel Mouret donne à penser et « le jeu des questions est peut-être plus important que celui des réponses » (6). D’autant plus que tout échappe à celui qui aime. Le Marquis dont « la sincérité malhabile, innocente et vulnérable avance comme un petit enfant » (7) ne se laisse- t-il pas surprendre par un amour véritable et profond ? Et il ne s’agit pas de rédemption ou d’une conversion mais, parce qu’on est dans le cinéma d’Emmanuel Mouret, d’accepter la surprise et l’étonnement. En pensant se faire justice, Madame de la Pommeraye, malgré elle, ne rend-elle pas justice à l’amour en permettant l’union du Marquis et de Mademoiselle de Joncquières ? Tendre ironie, heureux malentendu.

© Pyramide distribution

Si « c’est peut-être sur nos troubles que Les Lumières ont jeté le plus de clarté » (8), Emmanuel Mouret dans Mademoiselle de Joncquières nous offre un lieu où les interroger. Et peut-être où oser hasarder. Ne faut-il pas avancer pour aimer ?

  1. Sainte-Beuve, «Qu’est-ce qu’un classique?», 1850.
  2. Emmanuel Mouret, dossier de presse de Mademoiselle de Joncquières.
  3. Emmanuel Mouret, Scénario de Mademoiselle de Joncquières.
  4. Ibid.
  5. Emmanuel Mouret, Scénario de Mademoiselle de Joncquières, réplique de Madame de la Pommeraye.
  6. Emmanuel Mouret, dossier de presse de Mademoiselle de Joncquières.
  7. Emmanuel Mouret, Scénario de Mademoiselle de Joncquières.
  8. Emmanuel Mouret, dossier de presse de Mademoiselle de Joncquières.

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A propos de Maryline Alligier

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