Pourquoi le cinéaste de La loi du marché s’échine-t-il à nous asséner le même mode opératoire à chacun de ses films ? Les aventures de Vincent Lindon dans la triste réalité ne font pourtant que nous fatiguer à chaque fois un peu plus car apparemment, qui sème la colère récolte la galère… C’est que la méthode Brizé ne saurait réparer les liens rompus depuis belle lurette entre le bas peuple et les cadors du cinéma français. Mais avec En guerre, s’agit-il d’un échec artistique, politique, personnel ou simplement d’immortaliser la représentation d’une populace toujours vaincue et qu’il convient de bien sermonner pour la faire rentrer dans le rang ?
Principale qualité avancée par les contempteurs de ce cinéma estampillé « social », l’opportunisme. Autrement dit, un auteur a aujourd’hui le courage d’appuyer là où plus personne n’ose s’aventurer, de peur de s’aliéner le grand public. « Ce que j’aime, c’est de rendre une idée du réel » confie le cinéaste à la presse. Cette idée, il ira la pêcher du côté des médias dominants et déclare s’être notamment inspiré du pétage de plomb d’Édouard Martin devant les caméras. Pourquoi pas ? Se focaliser sur la chute libre d’un homme que ses convictions poussent au pire, plutôt que de chroniquer une lutte sociale comme l’ont déjà fait autant le documentaire que la fiction. Parvenus à ce point de non-retour là, il faut admettre que le scénario échoue à tracer un portrait tangible de cet homme, coupé de ses idées politiques, de sa famille ( enfin c’est un mâle blanc d’aujourd’hui, ce qui veut dire qu’il est au moins capable de faire les courses le week-end…) Non, Brizé veut faire du cinéma d’action comme un reporter qui oublierait volontairement de rappeler à ses lecteurs que la guerre est avant tout constituée d’attente.
Plus encore que dans La loi du marché, il circonscrit son écriture et son champs d’investigation à quelques thématiques franchement rebattue : les relations houleuses avec les dirigeants, le médiateur de la république et les « camarades » syndicalistes toujours en désaccord avec les évidences que n’a de cesse de marteler le leader CGT, Laurent Amédeo. Et le coup de bambou, la fin cathartique ou petite apocalypse, un motif que Costa-Gavras avait lui plus ou moins heureusement tourné en mode comique. Passe encore sur la structure… On rappellera à Brizé que depuis Peter Watkins et jusqu’aux collectifs de mai 68 – dont il n’a visiblement rien appris -, en passant par le Loach de la grande époque, les meilleurs films sociaux se sont justement distingués sur le plan politique en prenant le fond à bras le corps. La société a même évolué grâce à un cinéma qui tentait de bousculer ses formes, précédait les bouleversements politiques, avant de les accompagner par la démocratisation du médium. Et qui n’aurait filmé 68 que du haut de la barricade n’a à peu près rien vu de l’esprit de mai… Alors quand Watkins filme la décennie suivante les réunions à n’en plus finir des syndicalistes danois de Eveningland ( 1976 ), il se soucie peu d’être efficace, mais fait au contraire le pari de la longueur et de la rhétorique.
Le système Brizé, c’est plutôt de sur-représenter un personnage placé au préalable au milieu d’un microcosme à valeur sociologique, pour modeler une icône politico-médiatique. Puisque les idéaux politiques de Laurent ne sont pas clairement exposés, le film nous demande de marcher à la croyance. Et les divergences, basées sur des problèmes de fond, de communication, de décision et de modalités d’action, s’effacent derrière l’énergie centripète déployée. Les traîtres de FO ont donc bien raison d’ironiser sur la candeur du petit chef cgétiste. Il roule des yeux concernés, aboie, remue les bras dans tous les sens mais bien peu les idées. Certes, on retrouvera l’atmosphère de certaines des actuelles réunions syndicales, souvent de plus en plus dépolitisées. Voilà pour le point de vue extérieur de celui qui ne prend pas parti. Mais pour le volet le plus intéressant, celui des négociations sur la reprise, là c’est le vide intersidéral ! Car Brizé fait clairement le choix d’orchestrer cet éclatement du bloc syndical et même de devancer la fin du processus. Laurent devient messie incompris qui peut alors se laisser aller à l’absurde comme d’autres s’embarquent chez Daesh. Il faudrait souffler à Stéphane Brizé que contradiction est mère de richesse, que la discussion qu’il n’a pas cru bon de filmer est le carburant de toute lutte sociale, bien plus que l’émotion suscitée par la réception par la poste d’une merde de chien ! En guerre renforce l’idée négative que les français se font de nos jours de tout mouvement social, en montrant les syndicalistes comme des personnes clairvoyantes mais coupées de leur base. Une base que Brizé a voulu amateur, hésitante, balbutiante face à un Vincent Lindon vociférant. Omniscient, omniprésent. Une meute d’anonymes à qui l’on n’octroie la parole que pour improviser des revendications primaires produites par l’instinct de survie. On retiendra sans doute quelques comédiens sympathiques et, sur leur mine enjouée ou la clarté de leur élocution, on ne doute pas un seul instant que ceux qui jouent les jaunes soient de vrais syndicalistes ou en tout cas, en aient fait l’expérience. Un peu moins qu’ils énoncent des idées auxquelles ils croient dans le monde réel, autre différence majeure avec le cinéma expérimental de Watkins. Le résultat à l’écran est parfois insupportable. Ils se font bouffer tout cru par le démiurgique Vincent Lindon qui se fait fort d’orienter la parole comme le vrai syndicaliste mène ses troupes à la baguette un premier mai. C’est paradoxalement ainsi, derrière son tract ripoliné, que Brizé révèle inconsciemment les pulsions et les dérives autoritaires de la CGT et qui sont toutes aussi problématiques que dans la fiction. Deux personnages émergent du magma prolétarien : la blonde et jeune cégétiste écervelée mais forte en gueule, qu’on croirait tout droit sortie de La reprise du travail aux usines Wonder ( 1968 ) – une comparaison létale car la harpie de 68 mettait moins de huit secondes pour brailler des revendications directes et limpides quand ici elle achoppe sur quelques mots d’ordre, à peu près toujours les mêmes. Ensuite, dans le rôle du gros naïf qui se veut indépendant mais n’est qu’un jaloux à la botte du patronat, le gars de l’autre syndicat, celui de la boîte, qu’on n’écoute pas vraiment puisque tout chez lui est prétexte à charger Laurent. Un vrai Brando dans Sur les quais ! On passe sur quelques silhouettes qui reprennent tels des zombies, les discours énoncés par leurs figures tutélaires. Pour celles et ceux qui tiquaient depuis quelques années sur les films de Ken Loach, ex meilleur cinéaste social mais qui a depuis pavé les enfers de la gauche mondiale de bonnes intentions, vous risquez bien de vous étouffer ici…
On a beau attendre les débordements, pas un mot contre le gouvernement, le système, que de la jérémiade et du conflit d’intérêts. Résultat de cette pauvreté scénaristique, les seuls personnages raisonnablement cohérents sont ceux de la direction. Le pauvre dans son ultime combat, n’a pas à être intelligent et à avoir l’insoumission joyeuse, il lui suffit d’être moche et triste. Les cols blancs eux, ne sont jamais à court d’arguments, ils ont la voix claire et l’œil vif. Bien éclairés, ils dégagent l’image de la croissance économique au pays de Macron. Il est quand même regrettable que dans ce combat inégal, Brizé ait si bien croqué l’adversaire. Problème de documentation ? Promiscuité ? On se dit qu’elles sont bien loin les années où Jean-Pierre Thorn faisait le choix de l’usine plutôt que de l’élite culturelle. Aujourd’hui, ce sont au contraire les ouvriers et les sans-dents qui se rêvent acteurs. On sent leur sourire intérieur face à la bienfaisance que dégage un Lindon solaire qui déverse son énergie comme Lyndon son napalm. Il était dès lors inutile de surveiller en permanence Laurent, véritable phare dans la grisaille, de couler la performance béton de Lindon sur un piédestal ( le Auteuil du Brio n’est pas loin ), et de faire semblant de le quitter pour mieux retrouver à chaque instant son enthousiasme fracassant. Quel mépris pour la réalité ! En fait, Brizé agglomère les énergies, mais utilise le groupe pour faire la promotion de l’individu et de sa liberté de choix. Une scène très représentative et tout à fait contre-productive est celle de l’occupation du hall d’entrée du MEDEF. Là où Robin Campillo laissait l’énergie militante gagner son propre espace et conquérir son indépendance, Brizé écrase les utopies comme un masque au concombre sur la figure de clown blanc de Laurent. C’est pourtant le groupe qui à l’image crée la tension dramatique par la force de motivation des participants, par leur implication très physique. Mais pourquoi déchiqueter ce corps social incarné pour en isoler les individus et injecter de la dissension ? Aucun projet thérapeutique en filigrane ici, comme le fit autrefois l’association Rebonds pour la Commune, née dans le sillage et durant le mouvement de grève sur le plateau du projet fleuve de Peter Watkins. Juste une leçon, laborieuse comme un cours de théâtre dispensé par une star populaire française à ses fans…
En présence d’un clone
Le plus gros problème de Stéphane Brizé est avant tout un problème de légitimité. Il n’a de cesse de nous imposer comme ultime représentation ce visage de bon français, donc de substituer à l’image du peuple, le corps et l’âme de l’élite bourgeoise. On croyait être débarrassés de ces subterfuges imbéciles depuis la prestation bouffonne de Depardieu et Renaud dans le Germinal de Berri dont Brizé partage encore la tentation du monumental. C’est en effet dans les scènes dénuées de parole qui ne sont que chorégraphies d’une violence crasse puisque désespérée que l’auteur parvient à nous convaincre. Des ralentis, une musique de Bertrand Blessing, envahissante mais lancinante comme une douleur qui se refuse à passer. À ces moments là, le film d’entreprise à la gloire de la CGT fonctionne. Les coups distribués par une poignée de victimes en gilets oranges à des CRS aussi monolithiques que mutiques, libèrent nos bas instincts. Certes, s’il avait humanisé les CRS, on lui serait tombé sur le râble une fois de plus. Ils sont donc limités à leur fonction première d’instruments. Même si là encore, le documentaire a su pourtant montrer l’évolution du dialogue de sourd en première ligne, voir documenter la formation CRS ( Les combattants de l’ordre, 1997 ).
Il est vrai qu’aujourd’hui, la possibilité de dialogue se fait rare… Après avoir choisi de nous installer au cœur du mensonge, dans des réunions pipées d’avance, ce que chacun de nous pouvait imaginer, on passe à la douche froide. Là encore, tout est agencé pour nous mener à l’abattoir avec la légèreté d’une vidéo de L214 projetée devant un congrès de végans. Encore une fois, c’est le désespoir de syndicalistes, largement exploité et gonflé par les médias officiels, qui a servi d’arme à Brizé pour porter le coup de grâce à son personnage. Pourtant quand dans le magnifique La coupe à dix francs de Philippe Condroyer ( 1974 ), semblable scène sacrificielle naissait de la psychologie réprimée de son jeune héros et d’un contexte rural immuable, ici la gratuité et la logique punitive dérangent. Refusons d’entretenir pareil suspense et disons le tout haut : il est ridicule, regrettable que parce qu’on lui a tagué son mur et cassé un carreau, le type qui s’est battu toute sa vie, choisisse alors de s’immoler par le feu pour faire le buzz sur internet et rendre leur emploi à ceux à qui il n’a jusque là jamais laissé la parole. Devant un tel piège, spoiler est un devoir moral. Une telle scène est fidèle à l’esprit romantique de l’auteur de La loi du marché… Elle a l’avantage d’être plus courte que l’assaut final chez Bonello mais sa mise en scène la rend encore plus insupportable : image tremblotante d’un téléphone lui-même ému par tant de détresse humaine.
Ce n’est pas la première fois que le cinéaste se planque derrière l’image médiatique pour faire passer la violence de la répression. Sous prétexte que des scènes similaires s’étalent dans nos médias, Stéphane Brizé applique le même traitement que ces icônes du pouvoir dont il entendait contrer le discours dans un geste de recyclage et non de détournement. Ainsi on peut voir le PDG chahuté façon TF1 ou France télévision. Le choix est juste ( affaire des salariés d’Air France…) mais le collage tout à fait artificiel : on reproduit de l’image télévisuelle en respectant à la lettre leur nomenclature mais avec une lecture de la dite image réduite au minimum. Ces procédés de fabrication rendent encore plus suspecte cette caméra inquisitrice qui loin de Loach, nous fait plutôt du Greengrass. C’est la « chiqué-cam » en guise d’objectivité, le miroir Brizé dans lequel on ne se reconnaît point. Il nous avait déjà fait le coup avec ses caméras de surveillance, il traque ici Lindon en pleine expédition dans la jungle des « vrais gens » par une caméra cachée, un peu comme Jan de Bont filme les fauves de Roar, mais sans l’ombre d’un risque. Mais au passage il n’oublie pas non plus de se regarder filmer, qu’il fouille ou réajuste, panotant comme une caresse sur les improvisations hélas trop contrôlées comme l’entomologiste observe ses différentes espèces, Laurent s’agitant comme le petit Ferdinand de La baie sanglante.
Un jeu de massacre en vaut un autre et tout n’est pas si mauvais puisque la fin justifie les moyens. Cette thérapie de l’échec redonnera peut-être une conscience aux usagers exaspérés par les grévistes de la SNCF et un peu d’énergie à ceux qui ont jeté l’éponge, se souvenant avec émotion de leurs aventures de jeunesse. Ce qui fait d’En guerre, le placebo des salariés résignés et des retraités essorés…
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