Entretien avec Hind Meddeb – « Paris Stalingrad »

Été 2016, des corps dorment dehors, dans une tente ou sur un bout de carton. Ils ont traversé bien des épreuves avant d’échouer sur ces trottoirs parisiens. Parvenus jusqu’ici grâce à l’espoir d’une vie meilleure, parfois d’une vie tout simplement. Ce pays des droits de l’Homme, un peu trop fier de cette image dont il n’est pas toujours à la hauteur, se contente souvent de n’être qu’un lieu physique hostile pour les demandeurs d’asile. Quand ces derniers tentent de se rassembler, d’organiser des espaces de solidarité grâce à des campements qui permettent, mieux que le vide qu’on leur propose, un semblant de (sur)vie, c’est là que l’État s’en mêle, convoquant d’inlassables cérémonies policières de démantèlement. Avec Paris Stalingrad, Hind Meddeb et Thim Naccache plongent dans ce qui, d’un point de vue extérieur, semble être un univers parallèle d’une injustice intenable. Le film paraît se construire doucement, comme s’il suivait l’évolution tranquille de ses personnages, de leur destin. Il trouve un point d’encrage, un repère en Souleymane, un jeune poète venu du Darfour en proie à la désillusion. Il amène avec lui, dans ce documentaire, une contemplation poétique, une respiration nécessaire entre les scènes de brutalités policières et de détresse humaine.

Film Paris Stalingrad

Entretien avec Hind Meddeb

Comment l’idée de ce documentaire vous est elle venue ?
Je suis née et j’habite à Paris. J’ai habité à Stalingrad pendant longtemps donc j’ai beaucoup d’amis dans le quartier. J’ai été alertée par une amie qui est dans le film, Valérie Osouf, qui publiait quotidiennement sur facebook des témoignages sur ce qui était en train de se passer. Donc comme beaucoup d’autres personnes on lui a écrit pour lui demander comment on pouvait aider. J’ai commencé par faire des traductions pour des dépôts de dossiers de demande d’asile parce que je parlais arabe. Puis, comme la police venait régulièrement détruire le campement qui était sous le pont du métro aérien, les gens du quartier ont décidé d’occuper le lycée Jean Jaurès dans le 19e qui était vide. J’y suis allée et j’ai commencé à faire des interviews à la fois des réfugiés qui étaient sur place et organisaient l’occupation, des personnes solidaires et des habitants du quartier. On en a fait un mini film qu’on a mis sur internet pour raconter ce qu’il se passait. Il y a eu très rapidement une décision d’expulsion par le tribunal administratif et ça a été très très violent. C’est en voyant qu’il n’y avait pas du tout de volonté politique d’apaiser les choses ni de trouver des solutions que j’ai décidé de tourner vraiment un film en plus d’apporter mon soutien. On se sentait impuissants face à la réaction des pouvoirs publics. La plupart des gens qui habitent là ont été voir la mairie, les élus et ça n’a rien donné, rien n’a bougé. C’est la première fois que je tournais en France, mes précédents films ont été tournés dans le monde arabe dans des situations politiques extrêmes autour de révolutions, mais là il y avait quelque chose d’extrêmement injuste qui se passait en bas de chez moi, dans la ville où j’ai grandi. À l’époque dans les médias, on parlait beaucoup des réfugiés mais plutôt de Calais ou de ceux qui mourraient à cause des conditions climatiques extrêmes de leur parcours. Mais on ne parlait pas de ce qui se passait à Paris, il y avait véritablement un blocage et une contre information. Et étant journaliste depuis plusieurs années, j’ai été vraiment choquée de voir la couverture médiatique qui ne racontait pas du tout ce à quoi j’assistais tous les jours comme des milliers de parisiens. J’ai fait ce film pour qu’on puisse avoir mémoire de ce dont j’étais témoin.

Est ce que Souleymane a participé à l’élaboration de ce projet ?
Le film a commencé avant son apparition mais c’est la rencontre avec lui qui a fait qu’il s’est imposé comme le personnage principal du film. Il permettait de donner un peu de hauteur et surtout de faire passer des émotions à travers ses poèmes, qui parfois sont impossibles transmettre en interview. Il a donc effectivement participé à la conception dans le sens où il a accepté qu’on réfléchisse ensemble à quels poèmes enregistrer et intégrer dans le film. Je l’ai complètement impliqué et il était très enthousiaste. À ce moment là il pensait vraiment que le film pourrait réveiller les consciences, il avait beaucoup d’espoir pour ceux qui arriveraient après lui.

Film Paris Stalingrad

Saviez vous dès l’origine quelle forme prendrait le film  ?
Non parce qu’en réalité il été tourné dans l’urgence. Au départ c’était plus une fresque, un film chorale avec les citoyens français solidaires et différentes familles du campement. Il y avait vraiment beaucoup de personnages. Ensuite la rencontre avec Souleymane a remanié les choses, avec l’envie de poésie pour le récit. Ce choix cinématographique de s’attacher à un personnage permettait d’avoir un récit qui soit moins éclaté. On avait conscience de l’importance d’être là et de filmer ce qui était en train de se passer parce qu’on a bien senti que c’était un moment qui allait disparaître très vite. Il y avait cette idée pour la mairie et la préfecture qu’il ne fallait pas que les gens restent en centre ville, car ils étaient trop visibles. D’où l’urgence et la pression de faire le film. Pour moi, il est précieux parce qu’il montre quelque chose qui a disparu et qui n’a été couvert par les médias que partiellement. Ça fait partie de l’histoire de Paris et c’est bien que le film existe pour ça.

C’est sûrement votre documentaire le plus cinématographique, on ne sent pas vraiment cette urgence dont vous parlez…
Oui parce que j’ai voulu justement la mettre de côté. Là je vous raconte le hors champ du tournage c’est-à-dire comment ça s’est passé mais je ne voulais pas que ça se ressente dans le film. Ce qui me semblait important c’était vraiment de pouvoir donner une voix à Souleymane, pour qu’à travers lui on puisse vraiment se projeter dans toutes les personnes qui étaient là. Dans un premier temps il y avait l’urgence de filmer, et dans un second il fallait trouver la forme cinématographique qui transmette certaines émotions. Je ne voulais pas être dans quelque chose qui soit purement informatif, ce n’est pas du tout un film militant. Je voulais laisser un espace pour le spectateur, pour la rêverie et l’imagination, montrer qu’on peut résister à la violence par les mots. Finalement il y avait quelque chose du côté de Souleymane et de ses amis qui était très au-dessus de l’action politique et de la violence administrative qui leur a été faite. Et c’était cette beauté que je voulais montrer, qui est très souvent absente d’un reportage pour la télévision.

Votre voix se greffe sur les premiers plans du film, en utilisant le pronom « Je », vous introduisez à la fois la situation et votre envie personnelle de témoigner, de capter ces événements. Puis tout au long du film le « Je » change de bouche, pour laisser la parole aux intéressés. Mais il y a également une impression de Eux, un recul impossible de contourner. Quelles étaient vos intentions en matière de point de vue ?
Toujours avec les réfugiés même si je ne pouvais pas me mettre à leur place. C’est pour ça qu’il y a le « je » au début, c’est mon regard, ma caméra, mais cette caméra elle se place à leur côté plutôt que de leur point de vue. Très souvent les médias se placent aux côtés de la police, moi je suis plutôt du côté de ceux qui sont opprimés. Ce point de vue là est extrêmement minoritaire médiatiquement, dans le regard des gens, et ça me semblait vraiment important de lui donner une place. Celui des pouvoirs publics qui eux avaient accès aux médias pouvaient faire passer les messages qu’ils souhaitaient sans jamais donner toutes les informations réelles venant du terrain. On dit toujours « les migrants », « les réfugiés », mais en fait avant tout chaque migrant, chaque réfugié est une personne. D’ailleurs, dans le film je n’emploie quasiment jamais ces mots parce qu’ils mettent à distance l’humanité des gens pour en faire une catégorie qui ne serait pas la nôtre. Je voulais permettre aux spectateurs de se rapprocher de ces personnes qui arrivent en France plutôt que de les présenter comme une menace, comme un tout, parce que ce n’est pas un tout, chaque personne est une histoire et un parcours, un itinéraire.

Avez-vous rencontré des difficultés lors du tournage ?
Oui beaucoup de difficultés, parce qu’on est toujours sur un fil. C’est très difficile de filmer des personnes qui sont dans des conditions d’humiliation et de détresse. Il a fallu énormément de temps avec les gens pour leur expliquer pourquoi on était là, pour que la caméra soit acceptée. Il fallait aussi faire attention à ne pas filmer les gens qui ne souhaitait pas l’être. L’autre chose qui était très compliquée c’était d’être témoin au quotidien de la violence qui était faite sur ces gens. Ces personnes qui n’avaient rien fait, qui étaient complètement abasourdies, des victimes sur qui s’ajoutait la violence policière et la violence administrative. C’était très très déprimant et terrible de se sentir impuissant face à ça, de voir cette injustice se passer sous nos yeux dans l’indifférence des médias et avec la complicité des politiques. J’ai eu des moments de très très grande tristesse, de dépression, de colère, d’épuisement. Le fait de filmer m’a un peu aidée à surmonter ça, à essayer de donner du sens à ce qui était en train de se passer. Le film est beaucoup moins violent que la réalité qu’on a traversée en le faisant. Je suis toujours dans la sidération de voir le recul de l’état de droit dans notre démocratie et je ne sais pas comment on peut faire pour résister à ça, je suis sincèrement très inquiète.

Film Paris Stalingrad

Privés de leurs droits fondamentaux, et constamment disponibles aux regards de la ville puisque condamnés à survivre dans l’espace public, quel était leur rapport à leur image filmée ? Sentaient-ils tous la nécessité de témoigner ?
Oui c’est insupportable pour les gens d’être constamment devant des appareils photo et caméras. La différence avec la nôtre c’est qu’on a quasiment vécu avec eux. On n’a pas juste filmé, on a participé en essayant d’aider de toutes les manières qu’on pouvait : en invitant des gens chez nous, en faisant des traductions, en les accompagnant pour leurs démarches administratives, en les aidant financièrement quand il fallait faire des photos, en faisant des collectes de repas etc… On n’était pas juste là pour filmer même si ça n’enlève rien à cet immense dilemme que vous soulignez. Il y a des soutiens qui sont très opposés à la caméra. Il y a eu notamment des tensions avec une association qui était contre le fait qu’on filme. Et en même temps les gens qui sont dans le film, même sans en être au courant, quand ils l’ont vu en festival, ont adoré et ça m’a beaucoup rassurée. Ils disaient que ça permettrait à quelqu’un d’extérieur aux événements d’au moins toucher ne serait-ce qu’un peu cette expérience et ils en étaient extrêmement reconnaissants. Rien que pour ça je suis vraiment contente de l’avoir fait malgré la question que vous posez et à laquelle je n’ai pas de solution puisque ça reste un problème de filmer quelqu’un dans ce contexte là.

Comment restaurer cinématographiquement cette humanité dont ils sont privés par leur condition ?
Il faut se mettre au même niveau qu’eux, en solidarité avec eux. On ne se contente pas de montrer des corps qui sont dans cette situation, dans cet espace qui les rejette, mais on filme les manifestations, la révolte, les slogans, les poèmes, les discussions, l’ironie, l’humour et toutes les histoires sous-jacentes : d’où les gens viennent, qui ils sont en prenant le temps d’être avec eux, de leur donner la parole. Pour moi, ceux qui sont dans une situation critique ce sont plutôt l’état et les forces de l’ordre, alors que les réfugiés sont extrêmement dignes et héroïques. La question est de savoir comment est-ce qu’on regarde, la caméra n’est pas misérabiliste, bien au contraire. L’idée c’était vraiment que les personnes puissent dire « je », qu’elles deviennent des personnes à part entière, qu’on puisse voir qu’elles sont actrices de leur destin, qu’elles se heurtent à un mur et une réalité très violente mais que ça ne les réduit en rien à seulement quelqu’un d’assis par terre dans la rue. Le film montre que, oui la situation est humiliante, mais qu’en même temps les gens se tiennent debout malgré tout. Il y a deux manifestations dans le film, j’en ai filmé beaucoup plus mais je n’ai pas souvenir d’en avoir vue une seule dans un reportage à la télévision.

Le film rend compte de la lutte du visible entre périphérie et centre ville. Le délogement extrêmement rapide et brutal qui a eu lieu Place de la République en novembre dernier a fait scandale parce qu’en plus d’être au centre de la capitale, sur une place qui prône la liberté, l’égalité et la fraternité, les images ont massivement circulé.
Cette scène de la place de la République elle se passe depuis des années. À la halle Pajol, en 2015, avant même que je commence le tournage de mon film, c’était d’une violence… Bien pire que ce qu’on a vu place de la République, sauf que là c’était vraiment volontaire de la part des associations de dire « Vous allez arrêter de nous cacher, on va se mettre là ». Le fait d’être à République, aux yeux de tous, ça a obligé les forces de l’ordre à faire devant tout le monde ce qu’ils font ailleurs dans Paris. Les associations appelaient les journalistes en leur en demandant de venir parce qu’elles savaient que ça allait être comme ça, c’était mis en scène pour mettre à nu un système qui était déjà là depuis longtemps. Ça n’est qu’une confirmation.

Film Paris Stalingrad

La caméra serait-elle le seul moyen de rendre visible cette violence ?
Non pas du tout. D’ailleurs je pense que c’est à double tranchant parce que du point de vue de l’état, effectivement ils ont voulu rendre ces gens invisibles, les éloigner du centre ville et qu’il n’y ait pas de solidarité avec les parisiens. En même temps il y a une mise en scène de l’invasion. C’est délirant le nombre « d’évacuations » -on utilise ce mot comme si on parlait de plomberie, c’est atroce- alors qu’en fait il y a une très grande majorité de gens qui sont mis à l’abri de manière non pérenne. On leur donne quelques nuits d’hôtel et on les remet à la rue. Donc cette valse entre campement, évacuation sous l’œil des média, bus, mise à l’abri, et de nouveau campement : en réalité c’est tout le temps les mêmes gens qu’on voit. Il y a peu de nouveaux arrivants. C’est un système qui produit des images qui donnent l’impression aux gens qui vont regarder leur télévision que la France est envahie, qu’on ne sait plus comment s’en sortir, qu’on ne sait pas les accueillir etc… Alors que dans la réalité, ne serait-ce qu’avec le nombre de logements libres à Paris et dans toute la France on pourrait largement accueillir tout le monde sans que personne ne soit à la rue. Mais il y a un calcul politique, une utilisation des réfugiés pour produire un discours de repli national et surtout pour ne pas aborder les vraies questions sociales. Les réfugiés servent de diversion.

Un autre documentaire a été tourné au même moment, En territoire hostile par Chloé Guerber-Cahuzac, qui dans une approche totalement différente, mais complémentaire, s’intéresse à la violence administrative à laquelle se heurtent les hommes et femmes arrivant en France pour demander l’asile.

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