Tandem exerçant depuis maintenant près de quinze ans, révélé par Nos Jours heureux (leur deuxième long-métrage après le coup d’essai Je préfère qu’on reste amis) et mis sur orbite quelques années plus tard avec le succès stratosphérique d’Intouchables, Éric Toledano et Olivier Nakache confectionnent une œuvre, que certains n’hésitent pas à observer avec condescendance, mais pourtant notable et estimable dans le paysage sclérosé du cinéma populaire français. Artisans d’un divertissement noble et rassembleur (que les détracteurs taxeront de « consensuel »), s’inspirant autant de la comédie italienne des années 60/70, que de son versant social et anglais, en passant par les réalisations d’Yves Robert ou encore celles de Blake Edwards. Très bons directeurs d’acteurs, dotés d’une maîtrise du comique de situation et d’un sens de la formule souvent efficaces, leur filmographie oscille entre la farce pure mais néanmoins touchante (dont les deux plus belles réussites seraient Tellement Proches et Le Sens de la fête) et une veine plus dramatique à tendance sociétale, dont Intouchables serait le parfait prototype. Hors Normes, leur septième réalisation portée par un duo d’acteurs inédits, n’ayant jamais joué ensemble auparavant, Vincent Cassel et Réda Kateb, s’inscrit dans ce deuxième versant. Projet dont l’origine remonte à près de vingt-cinq ans en arrière, lors de la rencontre des réalisateurs avec Stéphane Benhamou et Daoud Tatou, les créateurs de deux associations atypiques. On y suit donc Bruno (Vincent Cassel) et Malik (Réda Kateb) vivant depuis 20 ans dans un monde à part, celui des enfants et adolescents autistes. Au sein de leurs deux structures respectives, ils forment des jeunes issus des quartiers difficiles pour encadrer ces cas qualifiés « d’hyper complexes ».
Brouillant les pistes dès l’ouverture, avec une séquence nerveuse à la photographie étonnamment terne, réaliste, cadrée caméra à l’épaule, suivant une adolescente fugueuse dans une rue passante, les cinéastes retardent l’apparition de Malik, présenté en pleine action dans ce qui semble être, au premier abord, une arrestation policière musclée. Rapidement le contexte s’éclaircit pour le spectateur, lorsque Bruno est introduit dans une scène comique où il doit retrouver l’un des jeunes handicapés placés sous sa responsabilité, arrêté par la sécurité de la SNCF. En quelques minutes, Nakache et Toledano posent avec fluidité les problématiques de leurs deux héros ainsi que le fonctionnement complexe de leurs activités. Par cette façon de mêler le réalisme de l’approche extrêmement documentée du milieu associatif et la tendresse du regard posé sur les différentes individualités, ils réussissent ce qu’ils avaient en partie échoué dans leur inégal (et seul réel ratage) Samba avec la peinture du quotidien d’un sans papiers. Là où les pérégrinations du personnage interprété par Omar Sy souffraient d’une « romantisation » maladroite, visant à enjoliver une réalité âpre (notamment à travers l’histoire d’amour avec Charlotte Gainsbourg), ici, rien n’est épargné de la dureté du combat des protagonistes (des obstacles administratifs aux aléas inhérents aux personnalités de chacun). Hors Normes se démarque aussi par un refus d’édulcorer la violence présente dans certaines situations, quelle soit physique (l’un des enfants autistes arborant constamment un casque de boxe afin d’éviter de se blesser, casse le nez de Dylan, l’un des aidants) ou dans les rapports humains (voir la manière dont les agents de sécurité traitent Joseph, le protégé de Bruno). À travers le parcours touchant du personnage de Vincent Cassel, se dessine également un sacrifice personnel, celui d’un homme entièrement dévoué à sa « mission », négligeant sa vie intime. Les professionnels, déconsidérés voire traités comme des hors-la-loi par l’État, fragilisés par des conditions de travail précaires, trouvent dans une forme de solidarité entre individualités hétérogènes, une force pour continuer à porter leur voix et leur combat.
La communauté, le groupe, le clan, sont les différentes facettes d’une composante majeure du cinéma de Nakache et Toledano tant devant que derrière la caméra. Au fil de leurs sept longs-métrages, ils ont ainsi créé une véritable famille de cinéma, s’entourant de comédiens récurrents parmi lesquels Jean-Paul Rouve, à l’affiche de trois de leurs comédies, Omar Sy, présent dans quatre d’entre eux, ou encore Hélène Vincent, déjà au générique de Samba et Le Sens de la fête, qui joue ici le rôle de la mère de Joseph. Cette volonté de rassembler des individus venant de tous horizons se traduit à l’écran par une capacité à rendre attachants une multitude de personnages (les membres d’une famille dans Tellement Proches, les animateurs d’une colo dans Nos Jours heureux, les différents participants et organisateurs d’un mariage dans leur film précédent), à les faire tous exister sans donner la sensation d’en négliger certains, mais au contraire en familiarisant le spectateur avec chacun d’entre eux, en le plongeant dans leur microcosme tout en le rendant cinématographique. Dans Hors Normes, leurs enjeux intimes et professionnels sont constamment vecteurs d’intensité, que celle-ci s’exprime sur un mode léger (comme lorsque les abréviations, les acronymes et les sigles des différentes catégories d’organismes d’État deviennent la base d’un jeu), dramatique ou tendu (les diverses pressions que subit Bruno au cœur de nombreuses séquences d’entretiens entre les inspecteurs de l’aide sociale et les proches de ce dernier). L’une des forces du film est son écriture faite de ruptures de tons, les auteurs n’hésitant pas à apporter un fond de légèreté dans une situation dramatique, non pour désamorcer sa gravité mais pour créer une respiration bienvenue, ou, à l’inverse, rattraper la légèreté de l’instant par une tonalité plus sombre qui n’est jamais loin, un numéro d’équilibriste que les auteurs réussissent brillamment. Ainsi, au détour d’une séquence riche en suspens, ils n’hésitent pas à basculer vers le thriller urbain tranchant nettement avec l’humour et la légèreté des secondes précédentes. Ce jeu entre les tonalités doit aussi beaucoup à ses deux comédiens principaux, l’un et l’autre plutôt identifiables dans des rôles purement dramatiques, même si l’on minore encore trop le potentiel comique de Vincent Cassel (voir ses deux prestations chez Romain Gavras, Notre Jour viendra et Le Monde est à toi, mais aussi les séquences de procès dans L’Ennemi public n°1) et que l’on a récemment pu entrevoir celui de Réda Kateb dans L’Amour flou. Comédiens justes et généreux, entourés d’une « troupe » tout aussi talentueuse (dont certains non-professionnels), Alban Ivanov (déjà très bon dans Le Sens de la fête) en tête, leur investissement est palpable. Dans ces conditions, on est plus enclins à pardonner un final démonstratif aux allures de spot publicitaire venant céder à une facilité presque contraire au reste du long-métrage. Tout comme les précédentes œuvres du duo, Hors Normes s’affirme à contre-courant des tendances dominantes arborées en toute inconséquence par les fossoyeurs de la dignité du cinéma populaire hexagonal (on laissera nos lecteurs deviner qui peut bien-être visé), armé d’un humour fédérateur, paré d’une sensibilité plus d’une fois désarmante de justesse, il touche sa cible avec douceur et force.
[Article publié une première fois à l’occasion du texte Festival de Cannes 2019 à Lyon – Morceaux choisis]
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