Quelle image de la dépravation donnent donc ces jeunes qui boivent de l’alcool, écoutent de la musique, fument des pétards, discutent, rient et forniquent dans des décors bucoliques ! De ces scènes typiques de films d’horreur des années 80, découle une certaine insouciance, mais aussi l’idée d’une jeunesse libre, transgressive. Tant de débauche suscite cependant l’ire de quelque incarnation du puritanisme et de la réaction et débouche sur de sanglants événements. Le croquemitaine, souvent affublé d’un masque, tranche dans le vif pour mettre fin à ces joyeux ébats. Il sectionne les chairs, décapite, énuclée, émascule, étouffe, brise nuques et colonnes vertébrales… Bref ! il punit avec toutes sortes d’outils qui lui passent sous la main : débroussailleuse, sécateur, machette, corde nouée en nœud coulant, tronçonneuse, pieu de bois ou de métal voire, parfois, à mains nues pour le peu qu’il ait aussi les pouces verts. Dans ce vibrant hommage à Truffaut – la grande surface de jardinage, pas le cinéaste français -, il se révèle comme un connaisseur accompli de l’attirail du parfait jardinier.

Ces sympathiques et jouissives pelloches trouvent un écho beaucoup moins drôle dans la réalité, lorsque le croquemitaine masqué laisse la place à un militant d’extrême-droite déguisé en policier, et les outils de jardinage à une sulfateuse. Le 22 juillet 2011, Anders Behring Breivik débarque sur l’île d’Utøya, en Norvège, où sont réunis 500 jeunes appartenant à la Ligue des jeunes travaillistes, et ouvre le feu sur eux. 69 morts, pour la plupart âgés de 15 et 16 ans, sont à déplorer ainsi que 33 blessés. Des jeunes venus s’amuser, boire de l’alcool, fumer des pétards, draguer et parler politique. L’ambition nihiliste du projet d’Anders Behring Breivik, l’ampleur du massacre et sa totale absence de regrets choquent d’abord la Norvège, petit pays où tout le monde se connaît ou presque, et le monde entier.

De ce drame, Erik Poppe décide d’en faire une œuvre de fiction : « Fondamentalement, le documentaire peut raconter une ou plusieurs histoires », exlique-t-il, « mais la fiction, basée sur des recherches approfondies et des interviews (que j’ai faites avec plus de 20 jeunes) peut être plus véridique et raconter une histoire qui va parler à plus de gens. » Son film, au parti pris plutôt radical et percutant, s’avère bien plus dérangeant que celui de Paul Greengrass, 22 July. Sorti le 10 octobre 2018 sur Netflix, le long métrage du réalisateur de United 93, est dénué de souffle, se montre didactique et ressemble à un téléfilm dossier de plus de deux heures bourré de pathos. Si Paul Greengrass tente d’expliquer le pourquoi du comment, de s’étendre sur les conséquences de l’attaque, son film reste tristement manichéen. Au contraire, le traitement adopté par Erik Poppe s’avère beaucoup moins confortable, en refusant toute explication. « Je pense que la raison d’être de cette démarche est de raconter une histoire qui est pour tant de gens indicible », énonce Ingrid Endrerud, survivante qui a participé à la production du film. « Quand j’essaie d’expliquer ce que j’ai vécu, je ne peux l’exprimer qu’avec distance. Et c’est là où le film peut raconter une histoire d’une autre façon que l’écriture ou la parole. »

Le cinéaste norvégien s’attache à suivre le parcours d’une jeune fille qui, dans la tourmente de la fusillade, part à la recherche de sa sœur, qu’elle espère retrouver vivante. Après un court prologue, réalisé à partir d’images de télésurveillance, qui évoque l’attentat à l’explosif à Oslo, la caméra suit l’héroïne durant toute la durée du métrage en un long plan-séquence. Au-delà de la simple prouesse technique, ce parti pris confère à Utøya 22 juillet un réalisme perturbant, le spectateur vivant une expérience aussi immersive qu’impressionnante.

Par conséquent, Utøya 22 juillet se voit, se vit comme un de ces films classés dans le sous-genre horrifique du survival : la caméra, adoptant le point de vue de l’héroïne, ne la quitte donc jamais. Alors, Anders Behring Breivik devient une menace indicible, relayée à l’arrière plan. Tout au plus, il prend les atours d’une silhouette sombre presque fantomatique au fond du cadre. Le naturalisme du film flirte ainsi avec le fantastique, la tension se fait palpable, les adolescents fuyant un danger non identifié, comme dans un film d’horreur. Aussi, sous cette forme qui épouse la peur, les émotions et les sensations des personnages, mais qui se veut pourtant sobre, la caméra ne résiste pas à quelques effets spectaculaires. Elle se pose lors de moments d’accalmie, virevolte autour des protagonistes qui essaient de se cacher, mais surtout se met à trembler dans tous les sens à chaque nouveau coup de feu, dans une traduction visuelle de jump scares pour signifier au spectateur la gravité des événements.

L’écriture du film reste l’autre gros problème du film, comme s’il était calqué sur un modèle de grosse production états-unienne, avec des passages obligés. Le scénario pâtit alors de quelques clichés et surtout d’une fin téléphonée. La volonté du réalisateur de rendre compte de l’horreur de cette journée l’amène à décrire les différentes situations qu’ont pu rencontrer les survivants interrogés en inventant ses propres personnages et événements. Ainsi, la caméra s’attarde durant un long moment sur l’agonie d’une jeune fille blessée par le terroriste, la musique en moins, mais en s’autorisant quelques échappées poétiques incongrues, comme l’incursion de cette fumée colorée entre les arbres. Pourtant forte, d’un réalisme poignant, la scène se termine cependant sur un cliché digne du cahier des charges d’un film hollywoodien.

Aussi, dans les scènes d’exposition, l’un des personnages, présenté comme étant musulman, s’exclame quand les adolescents apprennent que des attentats ont eu lieu dans Oslo : « J’espère que ce ne sont pas des musulmans… » Malgré son apparente maladresse, cette phrase qui peut paraître démagogique s’inscrit parfaitement dans le projet d’Erik Poppe, qui voulait mettre en évidence, rendre palpable la violence fasciste. « Un autre aspect moteur pour moi est la montée du néofascisme en Europe qui a gagné des partisans à travers l’Europe ces dernières années », s’inquiète-t-il. « Je pense qu’il est très important de montrer que ce genre de massacre peut se reproduire. nous devons nous en rappeler pour nous y opposer. En tant que cinéaste, je dois aussi me poser cette question. » Lorsque les attentats ont été rendus publiques, que le groupuscule islamiste Ansar al-Jihad al-Alami les revendique n’a rien étonnant. L’extrême-droite chrétienne et l’extrême-droite musulmane partagent la même haine de la jeunesse, des idées nouvelles, du changement et des femmes. Impossible, à la vision de Utøya 22 juillet, de ne pas penser aux attentats parisiens du 13 novembre 2015 : armes et revendications similaires, cibles et haines identiques. D’ailleurs, la grande idée d’Erik Poppe, qui traduit également un point de vue pessimiste, réside dans le fait d’avoir choisi de suivre une jeune femme volontaire et animée d’ambitions politiques.

En refusant tout didactisme, en ne se réduisant qu’aux faits, Erik Poppe signe finalement une œuvre malade, presque schizophrène, partagée entre la dénonciation socio-politique et la peinture d’un monde en proie au Mal. Utøya 22 juillet partage bien des affinités avec le Suspiria de Luca Guadagnino, sauf que les sorcières n’y ont évidemment pas droit de cité. Le monde qui y est dépeint appartient encore aux Jason Voorhees et autres Freddy Krueger, à ces entités qui prennent plaisir à briser les rêves des adolescents au nom d’une pureté d’un autre âge.

Utøya 22 juillet
(Norvège – 2018 – 93min)
Réalisation : Erik Poppe
Scénario : Six Rajendram Eliassen, Anna Bache-Wiig
Direction de la photographie : Martin Otterbeck
Montage : Einar Egeland
Interprètes : Andrea Berntzen, Elli Rhiannon, Müller Osborne, Aleksander Holmen, Brede Fristad…
En salles, le 12 décembre 2018.

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