Trois prisonniers. Une permission de deux jours. Autour de cette arithmétique simple et resserrée se déploie le premier long métrage de fiction d’Eve Duchemin, Temps mort.
Documentariste formée en Belgique, Ève Duchemin s’intéresse à ceux que l’on ne voit pas- ou que l’on ne veut pas voir. Les précaires et les marginaux sont au coeur de nombre de ses opus précédents. Une rencontre décisive avec Marie Lafont, directrice de prison, lui a permis d’observer le milieu carcéral, de chaque côté des barreaux: En bataille ( 2016) est le portrait d’une directrice de prison pour hommes; Ceux qui bougent (2014) dresse celui de détenus qui, par le biais du sport, trouvent du sens au temps infini des longues peines qu’ils ont à purger.
Tout est en germe de ce qui fera l’intérêt de Temps mort: un regard nuancé qui cherche, sans parti pris, à embrasser un univers sur lequel fantasmes et stéréotypes sont pléthore, un profond respect pour ceux que l’on raconte, la volonté de sonder un rapport au monde et au temps.
« Tout ce temps passé au contact de détenus m’a permis de prendre la mesure de ce que représente la complexité d’une incarcération. La prison est un endroit bouleversant: on trouve beaucoup de gens pauvres et malades, beaucoup de jeunes issus des quartiers populaires. On y prend une claque, car on réalise que notre société n’a pas su quoi faire de ces gens et qu’ils se sont retrouvés dans cet endroit qui ressemble à une cité mais hors du monde. Goliarda Sapienza, grande auteure italienne que j’admire, a dit un jour “on ne connaît un pays que quand on a vu ses ses asiles, ses hôpitaux et ses prisons. »
Cependant, le programme de Temps mort n’a rien d’explicitement politique. Il est tout simplement humain. Filmant au plus près les corps et les visages, la réalisatrice épouse chaque mouvement de ses protagonistes, soumis à un terrifiant compte à rebours. Sur l’écran, les jours s’égrènent: samedi, dimanche. Malheur à ceux qui manqueraient à se présenter à la prison à la fin du week-end: ils verraient leur peine rallongée. Comment mettre à profit ce temps de répit, comment vivre au-dehors, quand les rancoeurs sont tenaces, quand les silences ont été trop longs, quand l’on n’est, pour les autres, qu’un criminel par qui tout a vacillé ?
« Mes personnages portent la prison en eux et doivent lutter contre cette charge qui teinte le regard des autres: à partir de quand peut-on être affranchi de cette étiquette? A partir de quand a-t-on fini de payer sa dette envers la société et peut-on réintégrer le monde des humains? J’avais envie de regarder de près les déflagrations que cette incarcération fait sur les corps et les têtes. Notre regard sur ces hommes devait évoluer au fil du récit. Je voulais qu’on finisse par leur octroyer une part d’humanité, qu’on les regarde autrement que comme des détenus. »
Chaque personnage est inspiré par un détenu que la réalisatrice a rencontré. Mais il n’était pour elle évidemment pas question de s’imposer, caméra au poing, lors d’une permission de 24 heures. Aussi a-t-elle dû opter pour la fiction.
Colin est une jeune garçon des cités. Puni pour une histoire de drogue, il a deux jours pour renouer les liens avec sa mère. Les petits caïds de la cité ne l’entendent pas de cette oreille.
La permission d’Hamousa doit lui permettre de trouver un emploi. Mais son ancienne femme demande à ce solitaire emmuré dans un silence de vingt ans de rencontrer sa fille, née peu après son incarcération.
Bonnard ne peut vivre sans les médicaments qui lui sont procurés avec prodigalité en prison et semble avoir un problème d’alcool. Sa famille réunie – ses parents, son frère, son fils- l’attend autour d’une grande tablée.
Les causes et les circonstances exactes de l’incarcération sont toujours maintenues dans l’ombre. Il s’agit de s’attacher à l’ici et maintenant… et à l’humanité de chacun. Très vite, il apparaît que ce qui devait être une respiration devient une terrible épreuve.
Le montage de Joachim Thôme fait alterner de façon fluide les trois récits qui s’entremêlent, comme dans une fugue. Dans chacun d’eux on retrouve des éléments communs: les repas, la danse, la confrontation à l’autre. Mais ce ne sont guère que les petits moments ordinairement anodins dont les existences sont faites. Chaque personnage a son histoire, ses couleurs ( marron et rouge pour Bonnard; bleu pour Hamousin; flashy pour Colin) son rythme, son volume sonore. Hamousa est un taiseux, presque un spectre. Sa parole est aussi rare que ses mouvements sont hiératiques. Colin est un jeune homme perdu dans le mouvement incessant de la cité. Sans moyen de locomotion propre, il est ballotté au gré des désirs des autres, dont il doit épouser le rythme bon gré mal gré. Bonnard est un explosif. Ce monstre attendrissant est une bombe à retardement pour lui-même et pour les autres. Acteurs professionnels et amateurs se côtoient harmonieusement, mais il faut dire que la performance de Karim Leklou est si extraordinaire qu’elle tend à faire de l’histoire de Bonnard celle que l’on suit avec le plus d’intérêt et de compassion. Elle écrase un peu les autres, qui semblent moins vivantes et un peu plus attendues.
Le choix de certains acteurs non professionnels, les mouvements de caméra et le cadrage ( à la belle image composée se substitue un vrai corps à corps avec le réel et les protagonistes), le refus de la musique extra-dégiétique au profit d’un son brut, tendent bien sûr vers l’esthétique documentaire. Mais le film n’a rien d’un aride manifeste social. La fragilité de ses personnages aux prises avec une dangereuse liberté, la tension toujours à l’oeuvre en font un tissage de portraits sensibles.
Temps mort,
1h55
sortie en salles le 3 mai
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