L’œil du Cyclone de Fred Schepisi est un film romanesque à souhait, par-delà le fait qu’il soit adapté du roman de Patrick White. Dans ce thriller intérieur, plus « whydunit » que « whodunit » chacun des trois protagonistes phare s’avère plus convaincant, l’un que l’autre, dans sa version de faits. L’œil du Cyclone possède le classicisme et la maîtrise de son cinéaste aussi chevronné que discret ; un classicisme qui lui confère un charme atemporel
Australie, les années 50. L’océan, vaste, superbe, les terres de Sidney. Elisabeth Hunter, la cinquantaine rayonnante (Charlotte Rampling) se tient, toute petite au milieu de l’immensité d’une plage.
1972, la même, richissime veuve, victime d’un accident cardio-vasculaire, attend ses enfants à son chevet : Dorothy Lecasdenas (Judy Davis), princesse fauchée et Basil (Geoffrey Rush), acteur et dramaturge à succès. La voix off de Basil assure avec brio le fil rouge narratif et une distance très british, d’autant qu’il choisit de transposer la situation dramatique actuelle en pièce de théâtre.
Elisabeth fascine et repousse sa progéniture puisque chacun a choisi de vivre aux antipodes de cette mère indigne : Basil vit à Londres tandis que Dorothy s’est réfugiée à Paris. Ils sont là pour régler des comptes, par-delà l’aspect matériel, comprendre une femme complexe qui n’a jamais vraiment su être une mère et dont l’art de vivre et l’épicurisme égotiste force l’admiration autant que la haine. La nerveuse et complexe Dorothy (cruellement surnommée « Do-roti » par son pervers d’ex-mari) et le détendu et séducteur Basil parviendront-ils à enfin établir un lien avec leur mère et également entre eux ? Qui est cette femme toute-puissante en train de sombrer dans l’oubli et Alzheimer, aujourd’hui dépendante de son staff, elle, jadis si fière et indépendante ? Et sa jeune et coquette infirmière est-elle une intrigante voulant séduire Basil ou une candide victime ?
Le film joue sur la temporalité, l’étirant quand il nous emporte dans des flash-back pittoresques, puis nous déportant dans des ruptures de rythme fortes. Ainsi, l’émotion de Dorothy retrouvant sa cruelle mère est interrompue par le « petit accident » d’Elisabeth. Il en va de même pour la belle séquence où la princesse divorcée se roule dans le manteau de fourrure d’ornithorynque et que cet instant de volupté est brisé net par l’arrivée de la domestique. Les personnages nous touchent car à peine ont-ils le temps de se rapprocher, de s’effleurer que le lien, trop ténu, trop nouveau, se brise.
L’œil… traite un thème universel, de façon résolument cinématographique: le manque d‘amour de trois membres d’une même famille, avec une mère qui n’a pas su aimer et des enfants, démunis dans leurs sentiments et leurs émotions.
La profondeur trouble de leurs rapports est subtilement rendue, non seulement par son trio d’acteurs, en accord parfait mais par cette narration en dentelles, à la fois ciselée et coupante : ruptures de rythmes, confession et abandon puis déni, retrait des personnages et surtout, une théâtralité dans la façon dont ils se mettent en scène.
La reine-mère fait appel à sa fidèle équipe de maquilleurs, coiffeurs pour « transformer une ruine en œuvre d’art » et change de perruques et d’apparats de luxe, au grés de ses humeurs. Dorothy porte fourrure, tiare et son titre de princesse comme une immunité contre ce monde extérieur qui la terrifie, Basil joue et se joue sans arrêt du quotidien, des conventions. Ainsi dit-il à l’infirmière que son métier est proche du sien : « nous feignons d’éprouver de l’empathie tout en restant distant ».
Les secrets se dévoilent, les cœurs s’ouvrent, se ferment. Nous suivons beaucoup le drame depuis les « coulisses » : les cuisines, investies par trois femmes hautes en couleur : l’infirmière ambitieuse qui essaie plus ou moins en douce les affaires d’Elisabeth, y compris une robe blanche très chargée ; Lotte la gouvernante ashkénaze, rescapée des camps qui exécute des numéros de chant dans l’esprit cabaret pour distraire son exigeante patronne, quitte s’évanouir tant ses jambes sont fatiguées ; la placide doctoresse. Outre cette observation du petit théâtre familial, deux autres milieux fourniront un contre-point : l’homme d’affaires et de confiance de la famille, témoin parfois à son corps défendant, des intrigues familiales et les modestes fermiers qui habitent maintenant la maison d‘enfance de Dorothy et Basil où ils séjournerons brièvement, fuyant la tyrannie maternelle, à la recherche de leur passé qu’ils n’ont toujours pas intégré.
L’œil du Cyclone parle aussi de l’immaturité, des leçons non intégrées du passé et de la difficulté de changer et d’échanger. Le tout avec une élégance qui force le respect, sans éviter des moments frontaux, brutaux et bouleversants.
Ce beau film sait nous émouvoir, sans jamais verser dans la complaisance, nous rappelant par son lyrisme et ses couacs familiaux l’âge d’or des Douglas Sirk. Une certaine grandiloquence liée aux personnages d’Elisabeth et de Basil et au jeu délicieusement, subtilement « too much » de Rampling, Rush et Davis n’y est pas totalement étrangère.
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